16 septembre 2013

Only God Forgives


Titre original : Only God Forgives
Réalisateur : Nicolas Winding Refn
Avec : Ryan Gosling, Kristin Scott Thomas, Vithaya Pansringarm, Yayaying Rhatha Phongam...
Date de sortie : 2013
Pays : USA
Note : ♥♥♥♥♥

"Remember, girls, no matter what happens... keep your eyes closed.
And you men... take a good look."

Il y avait longtemps, très longtemps, que je n'avais pas eu un tel coup de foudre pour un film. Que je ne m'étais pas dit, en sortant du cinéma : "Voici indubitablement le meilleur film de l'année" - voire de la décennie, ou plus. J'ai su, rien qu'en voyant les cinq premières minutes de Only God Forgives, que le nouveau long-métrage du danois Nicolas Winding Refn entrerait immédiatement dans mon Top 10 cinématographique. Et pourtant, après l'excellent Drive du même réalisateur, la barre était placée haut ; mais Only God Forgives est tout simplement un chef-d'œuvre à tous les niveaux.

L'action du film se déroule à Bangkok. Julian (Ryan Gosling) et son frère Billy (Tom Burke), deux Américains trentenaires, sont propriétaires d'un club de boxe thaï qui leur sert de couverture à un trafic de cocaïne. Une nuit, Billy est assassiné après avoir violé et massacré une jeune prostituée de seize ans. Crystal (Kristin Scott Thomas), mère des deux garçons et à la tête de leur organisation criminelle, arrive alors en Thaïlande afin de s'occuper du corps de son fils, et demande à Julian de venger son frère. Mais c'est compter sans Chang (Vithaya Pansringarm), ex-flic impliqué dans le meurtre de Billy et qui se transforme rapidement en ange exterminateur pour la famille...

 
Julian (Ryan Gosling)

Meurtres, vengeance, mafia et trahison sont au menu : une trame de polar somme toute assez classique. Sauf que Only God Forgives est tout, vraiment tout sauf un film classique. Autant annoncer tout de suite la couleur : ce n'est pas un film facilement accessible. Certains l'adorent, d'autres le détestent. Il a créé la polémique à Cannes (comme tous les films un tant soit peu hors des sentier battus, ceci dit. La presse cannoise aime le débat et fait souvent beaucoup de bruit pour pas grand-chose). Ses particularités, tant sur le fond que sur la forme, lui ont valu des critiques divisées - œuvre d'art monumentale pour les uns, film obscur et prétentieux pour les autres.

Si une partie des spectateurs est restée de marbre - voire franchement hostile - face au nouveau long-métrage de Refn, c'est sans doute parce que Only God Forgives fait partie des rares films qui privilégient, d'une certaine façon, l'esthétique au scénario (attention, ce dernier n'en est pas pour autant négligé, contrairement à ce que soutiennent certains critiques). Nous avons aujourd'hui l'habitude de voir des films très axés sur leur intrigue et leurs dialogues, des films faciles à suivre où la forme n'est qu'un support à la narration. Alors évidemment, un film avec des partis-pris esthétiques aussi tranchés et extrêmes que Only God Forgives déroute, dérange même. Ou, dans mon cas, séduit. Totalement.

Chang (Vithaya Pansringarm)

C'est simple : chaque plan est si beau que l'on a envie de l'imprimer sur un poster et d'en tapisser ses murs. Les plans sont comme des photographies, voire des peintures ; on sent de la part de Refn une maîtrise et un sens du détail sans faille dans chaque scène. La lumière, les ombres, leur taille et leur forme, les nets et les flous, le cadrage, la composition et la symétrie, le plus infime mouvement des acteurs, tout est visiblement calculé au degré et à la seconde près. Rien n'est laissé au hasard, et on ne peut qu'admirer la technique éblouissante du cinéaste. Elle était déjà évidente dans Drive, elle se confirme encore davantage ici. Et si Drive était un film plus  tourné vers le grand public, plus "hollywoodisé" que les premiers films du réalisateur, Refn revient avec Only God Forgives au cinéma de ses débuts (Valhalla Rising...), dans un style bien personnel. Ici, il nous plonge dans les ruelles glauques de Bangkok, paysages urbains aux multiples néons fluorescents. Nous sommes emportés dans cette ambiance kitsch et poisseuse dès la première minute, et elle est si envoûtante que nous aurons du mal à revenir à la réalité en sortant du cinéma...

La symétrie dans le plan, grande spécialité de Refn...

Comme les autres films de Refn, le rythme de Only God Forgives est lent et lancinant. Lent, oui, mais jamais ennuyeux pour autant. Évidemment, on est loin du cinéma d'action bavard auquel Hollywood nous a habitués ; ici, tout est dans la retenue. Les comédiens ne prononcent probablement pas plus d'une vingtaine de répliques pendant les 1h30 que dure le film. Ryan Gosling, encore une fois, joue les héros taciturnes, silencieux, froids et inébranlables. On lui a reproché, comme pour Drive, son manque d'expressions faciales : mais depuis quand un acteur doit-il nécessairement faire dans la surenchère shakespearienne pour être bon ? Gosling n'a pas besoin de hurler, pleurer ou enchaîner les séquences pleines de pathos pour convaincre. Tout en subtilité, il est excellent dans ce rôle de voyou dépassé par les événements, qui croit être chasseur alors qu'il devient rapidement proie.

Les autres acteurs livrent eux aussi des performances impeccables. À commencer par Kristin Scott Thomas, magistrale en mère castratrice et criminelle sans scrupules, pouffiasse blonde platine contrastant radicalement avec l'image de femme classique et élégante que véhicule habituellement l'actrice. Faux cils, ongles roses bonbon, pantalons léopard et talons compensés, elle joue la vulgarité extrême avec un parfait naturel. Les autres acteurs européens du casting (Tom Burke, Gordon Brown et Byron Gibson) ont des rôles secondaires, mais néanmoins marquants : Tom Burke fait une apparence brève mais mémorable en Billy, psychopathe violent et sanguinaire, et Brown et Gibson sont eux aussi excellents dans le rôle d'hommes de mains de Crystal.

Crystal (Kristin Scott Thomas)

Les acteurs thaïlandais, inconnus du public occidental, sont géniaux. Vithaya Pansringarm est aussi sublime que terrifiant dans le rôle de Chang, ex-policier sans pitié vénéré par ses collègues, qui va livrer une chasse sans merci à Julian et à son entourage. Ryan Gosling a rencontré ici un adversaire à sa hauteur : tout aussi détaché et silencieux que lui, Pansringarm émane une sorte de toute-puissance glaciale qui complète parfaitement la performance de Gosling. Yayaying Ratha Phongam, actrice et pop-star très populaire en Thaïlande, est également tout à fait convaincante dans le rôle de Mai, jeune prostituée entretenant une relation un brin ambigue avec Julian. En raison du caractère très lent et silencieux du film, tous les acteurs ont été (fort bien) choisis par Refn pour leur présence et leur intensité à l'écran, ce qui résulte en un ensemble de personnages forts et marquants.

Les personnages, leur personnalité et leurs relations sont d'ailleurs au cœur de Only God Forgives, ce qui évite en partie d'en faire un film creux, une œuvre sublime sur la forme mais pauvre sur le fond. Le symbolisme est mis très en avant dans le scénario. Chang, par exemple (dont on ne connaîtra d'ailleurs jamais le nom dans le film, comme le héros de Drive) est davantage une entité abstraite qu'un être humain. Il représente une figure de justice toute-puissante, un ange de la Mort vêtu de noir face auquel Julian et sa mère n'ont absolument aucune chance. L'aspect surnaturel (au sens propre du terme : "plus que naturel") du personnage est notamment mis en avant dans les scènes où il tue ses opposants grâce à son sabre : il tire toujours son arme d'un fourreau invisible, qu'il ne porte visiblement pas sur lui. Par ailleurs, sa présence tout au long du film relève presque de l'apparition : il se tient là, droit comme un i, silhouette sombre apparaissant de nulle part.

Mai (Yayaying Ratha Phongam)

Le trio formé par Crystal et ses deux fils est, quant à lui, aussi intrigant que malsain. Julian entretient avec sa mère une relation tout à fait œdipienne ; leurs gestes et leurs regards très ambigus tiennent davantage de ceux d'un couple que de deux membres d'une même famille. Mais Crystal est également une femme puissante et dominatrice qui mène Julian à la baguette ; celui-ci lui est totalement soumis, et semble éprouver pour sa mère autant d'amour que de haine. La scène du restaurant, où Crystal humilie Julian devant sa "compagne" Mai en comparant la taille de son pénis à celui de son grand frère (!), est une parfaite illustration des relations complexes et plus que douteuses entre mère et fille. [Attention, spoiler à suivre] Idem pour la scène où Julian découvre sa mère morte dans sa chambre d'hôtel : gardant toujours son calme olympien, il s'agenouille auprès de Crystal, et enfonce littéralement sa main dans une plaie qu'il vient de lui faire au bas-ventre. Un retour - sanglant - au ventre maternel, dans tous les sens du terme.

Le sang et la violence font d'ailleurs partie intégrante de Only God Forgives. Les accès de violence dans les films de Refn sont brusques, inattendus et extrêmes. On en avait déjà eu un bon aperçu dans Drive, où le caractère choquant du gore et des séquences sanglantes avait été comparé à l'œuvre de Quentin Tarantino. Dans Only God Forgives, la violence est plus présente, et aussi bien plus insoutenable que dans Drive.  Il faut dire que tous les personnages, ou presques, sont des tueurs. Le film porte bien son titre : en effet, dieu est bien le seul à pardonner quoi que ce soit dans cette histoire. Les héros, eux, se livrent mutuellement une chasse constante. Chang, justicier sans merci, exécute ses victimes au sabre, et n'hésite pas à user de la torture quand il s'agit d'extorquer des informations. Une scène du film - où Chang règle son compte à l'un des hommes de Crystal - est franchement à la limite du supportable. Contrairement aux autres moments de violence qui sont brutaux, mais très brefs, cette séquence-là dure près de cinq minutes, et je n'ai pu la regarder que le visage à demi dissimulé derrière mon écharpe. Mais cette violence n'est jamais complaisante ou excessive, nous sommes loin du "torture porn" à la Saw. Atroce, oui, mais nécessaire à la narration du film.

Un autre exemple de la perfection cinématographique du film...

Et, comme dans Drive, les scènes ultra-violentes et/ou ultra-gores contrastent radicalement avec les séquences qui les précèdent, ce qui rend les subites explosions de violence encore plus intenses. Les atrocités viennent soudain interrompre un moment beau, calme et silencieux, à l'image de la fameuse scène de torture qui se déroule dans un night-club rétro aux décors rose bonbon, où se produit une chanteuse terriblement kitsch. Quand Chang fait son entrée et que l'un de ses collègues de la police demande à toutes les femmes de fermer les yeux, on se doute bien que quelqu'un va passer un mauvais quart d'heure - la chanteuse se tait, et l'atmosphère cosy du club devient vite beaucoup moins agréable.

La musique du film est, comme sa photographie, absolument sublime. Elle est toujours composée par Cliff Martinez (à qui l'on doit déjà la musique lente et planante de Drive), et donne au film une atmosphère envoûtante, hypnotisante. La bande originale comporte également quelques chansons écrites en thaï et interprétées par des comédiens, faisant office de musique diégétique. Chang, en effet, est un adepte de karaoké ; lorsqu'il n'est pas en train de trancher des gorges à l'aide de son sabre, l'ex-flic pousse la chansonnette devant le public d'un bar-restaurant (essentiellement composé de ses collègues, comme toujours en admiration totale devant lui). Ces scènes étrangement décalées offrent un nouveau contraste avec la violence qui, souvent, les précède de peu.

Only God Forgives est donc, à mes yeux, un véritable chef-d'œuvre, un film d'une originalité rare, d'une beauté extraordinaire sur le plan visuel et sonore, mais également captivant sur le plan scénaristique. Nicolas Winding Refn nous transporte dans les décors humides et colorés de Bangkok, sur les traces de personnages fascinants et complexes à souhait. Le dépaysement est total et on a, en sortant de la salle, l'impression d'avoir passé 1h30 dans un état quasi-hypnotique ; avec une seule envie : y retourner, et voir et revoir cette œuvre comme il en existe malheureusement trop peu.

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