23 septembre 2013

Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée...


Titre original : Christiane F. Wir Kinder vom Bahnhof Zoo
Réalisateur : Uli Edel
Avec : Natja Brunckhorst, Thomas Haustein, Christiane Reichelt, Rainer Wölk...
Date de sortie : 1981
Pays : Allemagne
Note : ♥♥♥

"Ich mach das einmal und dann ist schluss. Ich hab mich doch völlig unter Kontrolle."

On ne présente plus Christiane Felscherinow, alias Christiane F., rendue célèbre dans le monde entier avec son autobiographie Wir Kinder vom Bahnhof Zoo (littéralement "Nous, les enfants de la station Zoo"), publié en français sous le titre un brin plus évocateur Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée... Paru en 1979, le livre raconte la descente aux enfers de Christiane, adolescente tombée dans la drogue dure et la prostitution à l'âge de 13 ans, dans le Berlin-ouest des années 1970.

Le livre, rédigé par Kai Hermann et Horst Rieck (deux journalistes du magazine Stern) à partir de longues conversations avec Christiane (alors âgée de 16 ans), a connu immédiatement un grand succès dans toute l'Europe, et n'a pas tardé à être adapté au cinéma. À peine deux ans après la publication de Wir Kinder vom Bahnhof Zoo sortait le film du même nom, réalisé par Uli Edel et tourné à Berlin, sur les lieux réels fréquentés par Christiane F. et sa bande – dont la fameuse station Zoo du titre, dans et autour de laquelle la jeune fille et ses amis se prostituaient pour gagner de quoi se payer leur prochain shoot.

Le film ne couvre pas la totalité des événements du livre, en délaissant le début (l'enfance de Christiane) et la fin (la vie de Christiane loin de Berlin après sa tentative de suicide à 14 ans) pour ce concentrer uniquement sur la "carrière de toxico" de l'adolescente. Nous suivons donc l'évolution de Christiane F. (Natja Brunckhorst) qui, à 12 ans, découvre le haschisch, le LSD et divers comprimés et, à 13 ans, l'héroïne, qu'elle consommera rapidement chaque jour. Le film trace le parcours cahotique de la jeune fille, centré autour de la drogue : son histoire d'amour naissante avec Detlev (Thomas Haustein), un jeune toxico de 16 ans ; son amitié avec Babsi (Christiane Reichelt), avec qui Christiane vendra quotidiennement ses charmes au "baby-tapin" et qui mourra d'une overdose à 14 ans ; ses tentatives de sevrage, ses expériences dans la prostituion, sses espoirs et ses rechutes.

Christiane (Natja Brunckhorst) à 13 ans

Globalement, l'ambiance du film retranscrit assez bien celle du livre : une atmosphère glauque, déprimante, dans laquelle Christiane et sa bande errent sans autre but que de récolter les 50 marks que coûtera leur prochain fix. Le ryhtme est lent, les scènes se suivent et se ressemblent – une monotonie en adéquation parfaite avec l'existence que menaient ces jeunes drogués. Uli Edel filme un Berlin gris et froid, des stations de métro désertes au petit matin aux taudis de camés où vivent certains amis de Christiane, en passant par les toilettes publiques insalubres où Christiane se shoote dans des conditions d'hygiène déplorables. La photographie n'est pas belle, mais cet environnement ne l'était pas non plus. Aucune place pour la nature ou les couleurs vives dans cet univers monochrome ; alors que, dans le livre, Christiane passait un peu de temps dans les parcs ou à la campagne, le réalisateur la montre dans un environnement excusivement urbain.

Ce parti-pris de se concentrer uniquement sur les aspects les plus négatifs, les plus désespérés de la vie de Christiane F. est ce que je reprocherais au film. Certes, celui-ci traite d'une réalité qui n'a rien d'amusant ; mais, dans le livre, tout n'était pas toujours aussi sombre. Christiane y raconte sa déchéance, mais aussi les bons moments que, mine de rien, elle vivait de temps en temps. Son récit est intéressant de par son ambivalence – d'un côté, elle a l'héroïne en horreur et rêve de se débarrasser de son addiction, mais de l'autre, elle éprouve un indéniable plaisir à mener sa vie de toxico marginale, se trouvant, selon ses propres dires, "super cool". Dans le film, tout ce que Christiane trouvait de "positif" à la drogue est délibérément occulté ; dès lors, le cinéaste transforme son œuvre en un plaidoyer anti-came assez unilatéral (le film était d'ailleurs projeté dans les collèges, en guise de mise en garde...).

Christiane et Detlev (Thomas Haustein) au tapin du métro Zoo

De la même façon, il est dommage que le film ne traite quasiment pas de l'enfance de Christiane et de sa relation avec ses parents. Dans le livre, Christiane raconte en détail quelle vie elle menait avant la drogue, ce qui permet au lecteur de comprendre comment une jeune fille de 13 ans a pu en arriver à se piquer deux fois par jour et à attendre le client chaque après-midi après la sortie de l'école. Elle parle de son père – alcoolique – qui la battait, de leurs difficultés financières, du nouvel ami de sa mère, de son sentiment de ne plus avoir sa place au sein de son propre foyer. Le film, lui, montre très brièvement la mère débordée et souvent absente de Christiane, sans explorer plus en profondeur le background familial et social de la jeune fille. De même, il s'interrompt brusquement après la tentative de suicide de celle-ci (ayant appris le décès de son amie Babsi, Christiane avait essayé de se donner la mort en s'injectant une forte dose d'héroïne), mentionnant par une simple voix off que Christiane a survécu, sans aborder la suite des événements.

Cette voix off – celle de Christiane – est rare, présente uniquement tout au début et tout à la fin du film. D'un côté, c'est plutôt une bonne chose : une voix off constante aurait été une solution de facilité pour retranscrire un témoignage écrit à la première personne. Mais de l'autre, l'absence de voix off nous empêche de partager les émotions et le ressenti de Christiane, qui est pourtant ce qui fait l'intérêt du livre.

Babsi (Christiane Reichelt), morte d'une overdose à 14 ans

Les acteurs principaux de Christiane F..., qui ont tous entre 13 et 17 ans, sont convaincants, même si certains s'en sortent mieux que d'autres – il faut dire que tous étaient des novices non professionnels. À part Natja Brunckhorst, aucun d'entre eux n'a d'ailleurs poursuivi une carrière d'acteur par la suite. Brunckhorst est excellente dans le rôle de Christiane, attachante et très naturelle (et d'une maigreur à faire peur, ce qui correspond bien au personnage). Thomas Haustein, lui, semble un peu moins à l'aise et manque parfois de spontanéité ; physiquement, cependant, il est impeccable dans le rôle de Detlev, du haut de ses 14 ans et avec ses traits enfantins. Les autres jeunes comédiens, qui interprètent les membres de la bande de Christiane, ont peu de dialogues mais se sont tous parfaitement glissés dans la peau de leur personnage, tant dans l'attitude que dans l'apparence - yeux dans le vague, visage pâle et hagard, pantalons moulants et talons hauts, ils forment une équipe de toxicos très réaliste et évitant les clichés du genre. (Notons au passage la présence dans le film de Catherine Schabeck, alias Stella dans le livre – une droguée amie de Christiane – , aperçue très brièvement dans une scène tournée au "Sound", mais pas dans son propre rôle. La Stella du film est jouée par Kerstin Richter).

La musique du film va de pair avec son scénario et son ambiance visuelle : lente, lancinante, répétitive, elle traduit fort bien l'errance et le flottement de Christiane et son groupe. La bande originale est en grande partie créée par David Bowie – idole de la véritable Christiane F. –, et comprend notamment les morceaux Station to Station et Heroes en plus de diverses compositions instrumentales. Bowie est d'ailleurs présent dans le film : il a accepté de jouer son propre rôle lors d'un concert où se rend Christiane. Il interprète Station to Station en live devant une foule de figurants pour les besoins du tournage. 

Dans l'ensemble, Christiane F  Wir Kinder vom Bahnhof Zoo est donc un film réaliste et édifiant sur le milieu de la toxicomanie dans les années 1970, mais il ne relate que de façon incomplète la véritable histoire de Christiane. Si l'on peut accuser le réalisateur Uli Edel de ne pas avoir suffisamment développé le parcours de l'adolescente et d'avoir fait l'impasse sur certains aspects essentiels du livre, son film en retranscrit toutefois fidèlement l'ambiance générale et le parcours chaotique de ces adolescents paumés. Christiane F... est à voir, mais surtout à lire, puisque le livre est, comme bien souvent, largement supérieur à son adaptation cinématographique.

16 septembre 2013

Only God Forgives


Titre original : Only God Forgives
Réalisateur : Nicolas Winding Refn
Avec : Ryan Gosling, Kristin Scott Thomas, Vithaya Pansringarm, Yayaying Rhatha Phongam...
Date de sortie : 2013
Pays : USA
Note : ♥♥♥♥♥

"Remember, girls, no matter what happens... keep your eyes closed.
And you men... take a good look."

Il y avait longtemps, très longtemps, que je n'avais pas eu un tel coup de foudre pour un film. Que je ne m'étais pas dit, en sortant du cinéma : "Voici indubitablement le meilleur film de l'année" - voire de la décennie, ou plus. J'ai su, rien qu'en voyant les cinq premières minutes de Only God Forgives, que le nouveau long-métrage du danois Nicolas Winding Refn entrerait immédiatement dans mon Top 10 cinématographique. Et pourtant, après l'excellent Drive du même réalisateur, la barre était placée haut ; mais Only God Forgives est tout simplement un chef-d'œuvre à tous les niveaux.

L'action du film se déroule à Bangkok. Julian (Ryan Gosling) et son frère Billy (Tom Burke), deux Américains trentenaires, sont propriétaires d'un club de boxe thaï qui leur sert de couverture à un trafic de cocaïne. Une nuit, Billy est assassiné après avoir violé et massacré une jeune prostituée de seize ans. Crystal (Kristin Scott Thomas), mère des deux garçons et à la tête de leur organisation criminelle, arrive alors en Thaïlande afin de s'occuper du corps de son fils, et demande à Julian de venger son frère. Mais c'est compter sans Chang (Vithaya Pansringarm), ex-flic impliqué dans le meurtre de Billy et qui se transforme rapidement en ange exterminateur pour la famille...

 
Julian (Ryan Gosling)

Meurtres, vengeance, mafia et trahison sont au menu : une trame de polar somme toute assez classique. Sauf que Only God Forgives est tout, vraiment tout sauf un film classique. Autant annoncer tout de suite la couleur : ce n'est pas un film facilement accessible. Certains l'adorent, d'autres le détestent. Il a créé la polémique à Cannes (comme tous les films un tant soit peu hors des sentier battus, ceci dit. La presse cannoise aime le débat et fait souvent beaucoup de bruit pour pas grand-chose). Ses particularités, tant sur le fond que sur la forme, lui ont valu des critiques divisées - œuvre d'art monumentale pour les uns, film obscur et prétentieux pour les autres.

Si une partie des spectateurs est restée de marbre - voire franchement hostile - face au nouveau long-métrage de Refn, c'est sans doute parce que Only God Forgives fait partie des rares films qui privilégient, d'une certaine façon, l'esthétique au scénario (attention, ce dernier n'en est pas pour autant négligé, contrairement à ce que soutiennent certains critiques). Nous avons aujourd'hui l'habitude de voir des films très axés sur leur intrigue et leurs dialogues, des films faciles à suivre où la forme n'est qu'un support à la narration. Alors évidemment, un film avec des partis-pris esthétiques aussi tranchés et extrêmes que Only God Forgives déroute, dérange même. Ou, dans mon cas, séduit. Totalement.

Chang (Vithaya Pansringarm)

C'est simple : chaque plan est si beau que l'on a envie de l'imprimer sur un poster et d'en tapisser ses murs. Les plans sont comme des photographies, voire des peintures ; on sent de la part de Refn une maîtrise et un sens du détail sans faille dans chaque scène. La lumière, les ombres, leur taille et leur forme, les nets et les flous, le cadrage, la composition et la symétrie, le plus infime mouvement des acteurs, tout est visiblement calculé au degré et à la seconde près. Rien n'est laissé au hasard, et on ne peut qu'admirer la technique éblouissante du cinéaste. Elle était déjà évidente dans Drive, elle se confirme encore davantage ici. Et si Drive était un film plus  tourné vers le grand public, plus "hollywoodisé" que les premiers films du réalisateur, Refn revient avec Only God Forgives au cinéma de ses débuts (Valhalla Rising...), dans un style bien personnel. Ici, il nous plonge dans les ruelles glauques de Bangkok, paysages urbains aux multiples néons fluorescents. Nous sommes emportés dans cette ambiance kitsch et poisseuse dès la première minute, et elle est si envoûtante que nous aurons du mal à revenir à la réalité en sortant du cinéma...

La symétrie dans le plan, grande spécialité de Refn...

Comme les autres films de Refn, le rythme de Only God Forgives est lent et lancinant. Lent, oui, mais jamais ennuyeux pour autant. Évidemment, on est loin du cinéma d'action bavard auquel Hollywood nous a habitués ; ici, tout est dans la retenue. Les comédiens ne prononcent probablement pas plus d'une vingtaine de répliques pendant les 1h30 que dure le film. Ryan Gosling, encore une fois, joue les héros taciturnes, silencieux, froids et inébranlables. On lui a reproché, comme pour Drive, son manque d'expressions faciales : mais depuis quand un acteur doit-il nécessairement faire dans la surenchère shakespearienne pour être bon ? Gosling n'a pas besoin de hurler, pleurer ou enchaîner les séquences pleines de pathos pour convaincre. Tout en subtilité, il est excellent dans ce rôle de voyou dépassé par les événements, qui croit être chasseur alors qu'il devient rapidement proie.

Les autres acteurs livrent eux aussi des performances impeccables. À commencer par Kristin Scott Thomas, magistrale en mère castratrice et criminelle sans scrupules, pouffiasse blonde platine contrastant radicalement avec l'image de femme classique et élégante que véhicule habituellement l'actrice. Faux cils, ongles roses bonbon, pantalons léopard et talons compensés, elle joue la vulgarité extrême avec un parfait naturel. Les autres acteurs européens du casting (Tom Burke, Gordon Brown et Byron Gibson) ont des rôles secondaires, mais néanmoins marquants : Tom Burke fait une apparence brève mais mémorable en Billy, psychopathe violent et sanguinaire, et Brown et Gibson sont eux aussi excellents dans le rôle d'hommes de mains de Crystal.

Crystal (Kristin Scott Thomas)

Les acteurs thaïlandais, inconnus du public occidental, sont géniaux. Vithaya Pansringarm est aussi sublime que terrifiant dans le rôle de Chang, ex-policier sans pitié vénéré par ses collègues, qui va livrer une chasse sans merci à Julian et à son entourage. Ryan Gosling a rencontré ici un adversaire à sa hauteur : tout aussi détaché et silencieux que lui, Pansringarm émane une sorte de toute-puissance glaciale qui complète parfaitement la performance de Gosling. Yayaying Ratha Phongam, actrice et pop-star très populaire en Thaïlande, est également tout à fait convaincante dans le rôle de Mai, jeune prostituée entretenant une relation un brin ambigue avec Julian. En raison du caractère très lent et silencieux du film, tous les acteurs ont été (fort bien) choisis par Refn pour leur présence et leur intensité à l'écran, ce qui résulte en un ensemble de personnages forts et marquants.

Les personnages, leur personnalité et leurs relations sont d'ailleurs au cœur de Only God Forgives, ce qui évite en partie d'en faire un film creux, une œuvre sublime sur la forme mais pauvre sur le fond. Le symbolisme est mis très en avant dans le scénario. Chang, par exemple (dont on ne connaîtra d'ailleurs jamais le nom dans le film, comme le héros de Drive) est davantage une entité abstraite qu'un être humain. Il représente une figure de justice toute-puissante, un ange de la Mort vêtu de noir face auquel Julian et sa mère n'ont absolument aucune chance. L'aspect surnaturel (au sens propre du terme : "plus que naturel") du personnage est notamment mis en avant dans les scènes où il tue ses opposants grâce à son sabre : il tire toujours son arme d'un fourreau invisible, qu'il ne porte visiblement pas sur lui. Par ailleurs, sa présence tout au long du film relève presque de l'apparition : il se tient là, droit comme un i, silhouette sombre apparaissant de nulle part.

Mai (Yayaying Ratha Phongam)

Le trio formé par Crystal et ses deux fils est, quant à lui, aussi intrigant que malsain. Julian entretient avec sa mère une relation tout à fait œdipienne ; leurs gestes et leurs regards très ambigus tiennent davantage de ceux d'un couple que de deux membres d'une même famille. Mais Crystal est également une femme puissante et dominatrice qui mène Julian à la baguette ; celui-ci lui est totalement soumis, et semble éprouver pour sa mère autant d'amour que de haine. La scène du restaurant, où Crystal humilie Julian devant sa "compagne" Mai en comparant la taille de son pénis à celui de son grand frère (!), est une parfaite illustration des relations complexes et plus que douteuses entre mère et fille. [Attention, spoiler à suivre] Idem pour la scène où Julian découvre sa mère morte dans sa chambre d'hôtel : gardant toujours son calme olympien, il s'agenouille auprès de Crystal, et enfonce littéralement sa main dans une plaie qu'il vient de lui faire au bas-ventre. Un retour - sanglant - au ventre maternel, dans tous les sens du terme.

Le sang et la violence font d'ailleurs partie intégrante de Only God Forgives. Les accès de violence dans les films de Refn sont brusques, inattendus et extrêmes. On en avait déjà eu un bon aperçu dans Drive, où le caractère choquant du gore et des séquences sanglantes avait été comparé à l'œuvre de Quentin Tarantino. Dans Only God Forgives, la violence est plus présente, et aussi bien plus insoutenable que dans Drive.  Il faut dire que tous les personnages, ou presques, sont des tueurs. Le film porte bien son titre : en effet, dieu est bien le seul à pardonner quoi que ce soit dans cette histoire. Les héros, eux, se livrent mutuellement une chasse constante. Chang, justicier sans merci, exécute ses victimes au sabre, et n'hésite pas à user de la torture quand il s'agit d'extorquer des informations. Une scène du film - où Chang règle son compte à l'un des hommes de Crystal - est franchement à la limite du supportable. Contrairement aux autres moments de violence qui sont brutaux, mais très brefs, cette séquence-là dure près de cinq minutes, et je n'ai pu la regarder que le visage à demi dissimulé derrière mon écharpe. Mais cette violence n'est jamais complaisante ou excessive, nous sommes loin du "torture porn" à la Saw. Atroce, oui, mais nécessaire à la narration du film.

Un autre exemple de la perfection cinématographique du film...

Et, comme dans Drive, les scènes ultra-violentes et/ou ultra-gores contrastent radicalement avec les séquences qui les précèdent, ce qui rend les subites explosions de violence encore plus intenses. Les atrocités viennent soudain interrompre un moment beau, calme et silencieux, à l'image de la fameuse scène de torture qui se déroule dans un night-club rétro aux décors rose bonbon, où se produit une chanteuse terriblement kitsch. Quand Chang fait son entrée et que l'un de ses collègues de la police demande à toutes les femmes de fermer les yeux, on se doute bien que quelqu'un va passer un mauvais quart d'heure - la chanteuse se tait, et l'atmosphère cosy du club devient vite beaucoup moins agréable.

La musique du film est, comme sa photographie, absolument sublime. Elle est toujours composée par Cliff Martinez (à qui l'on doit déjà la musique lente et planante de Drive), et donne au film une atmosphère envoûtante, hypnotisante. La bande originale comporte également quelques chansons écrites en thaï et interprétées par des comédiens, faisant office de musique diégétique. Chang, en effet, est un adepte de karaoké ; lorsqu'il n'est pas en train de trancher des gorges à l'aide de son sabre, l'ex-flic pousse la chansonnette devant le public d'un bar-restaurant (essentiellement composé de ses collègues, comme toujours en admiration totale devant lui). Ces scènes étrangement décalées offrent un nouveau contraste avec la violence qui, souvent, les précède de peu.

Only God Forgives est donc, à mes yeux, un véritable chef-d'œuvre, un film d'une originalité rare, d'une beauté extraordinaire sur le plan visuel et sonore, mais également captivant sur le plan scénaristique. Nicolas Winding Refn nous transporte dans les décors humides et colorés de Bangkok, sur les traces de personnages fascinants et complexes à souhait. Le dépaysement est total et on a, en sortant de la salle, l'impression d'avoir passé 1h30 dans un état quasi-hypnotique ; avec une seule envie : y retourner, et voir et revoir cette œuvre comme il en existe malheureusement trop peu.

9 septembre 2013

Velvet Goldmine


Titre original : Velvet Goldmine
Réalisateur : Todd Haynes
Avec : Jonathan Rhys-Meyers, Ewan McGregor, Toni Collette, Christian Bale...
Date de sortie : 1998

Note : 
♥♥♥♥♥

"'I knew I should create a sensation', gasped the Rocket. And he went out."

Il existe de ces films dont on a du mal à se faire immédiatement une opinion. Le genre de films après lesquels on reste le regard fixé sur l'écran en se demandant, au fond, ce qu'on vient de voir : était-ce un chef-d'œuvre ou un navet ? Une comédie ou un drame ? Cette drôle de mise en scène était-elle originale ou grotesque ? Suis-je sous le charme ou déçue ? Des films-OVNI, uniques en leur genre, déroutants de par leur totale originalité. Des films qu'il faut souvent revoir plusieurs fois pour réellement les apprécier pour ce qu'ils sont:

Velvet Goldmine fait partie de ces OVNI inclassables. Peu connu du grand public (malgré un casting plus que prometteur), ce troisième long-métrage de Todd Haynes (surtout célèbre depuis pour son biopic génialement inventif sur Bob Dylan, I'm Not There) a toutefois acquis un statut culte pour une poignée de fans, tel un Rocky Horror Picture Show tendance glam rock. Sauf que Velvet Goldmine est bien plus qu'un délire parodico-absurde que personne n'a jamais pris au sérieux ; c'est également un vrai, beau et bon film pour lequel j'ai eu un énorme coup de cœur.

L'histoire ? Nous sommes en 1984, au siège du journal new-yorkais The Herald. Arthur Stewart (Christian Bale), journaliste anglais, est chargé de rédiger un papier sur la pop-star Brian Slade (Jonathan Rhys-Meyers), icône glam rock des années 1970, dont la popularité avait brusquement chuté après que le chanteur ait mis en scène son propre assassinat en plein concert. Arthur, lui-même fan de Slade dix ans plus tôt, va retracer le parcours de la star déchue en interviewant son entourage - ex-manager, ex-femme, etc. Nous suivons alors Brian de son enfance à sa disparition de la scène publique, son évolution, ses succès, son mariage à l'excentrique Mandy (Toni Collette), sa relation amoureuse avec le chanteur Curt Wild (Ewan McGregor)... Bref, une sorte de biopic fictif qui nous plonge au cœur de la scène glam rock de l'Angleterre des seventies.

Brian Slade (Jonathan Rhys-Meyers) sur scène, tout en paillettes

La narration de Velvet Goldmine, totalement décousue et non chronologique, est fortelement inspirée du célèbre Citizen Kane d'Orson Welles ; là aussi, on découvrait l'existence de Kane à travers diverses interviews (et autant de points de vue subjectifs) menées par un journaliste enquêtant sur sa vie. Le film alterne les scènes où Arthur mène ses interviews en 1984, et les nombreuses scènes de flashback où l'on voit Brian Slade évoluer au début des années 1970. Ces dernières sont accompagnées de la voix-off du narrateur en question - dans un premier temps l'ancien manager de Brian, et dans un deuxième temps Mandy Slade, son ex-femme. À cette reconstitution déconstruite viennent s'ajouter les propres souvenirs d'Arthur, dont le destin a croisé celui de ses idoles dans le Londres de l'époque...

Bien que le personnage de Brian Slade et les autres héros du film soient fictifs, Vevet Goldmine est ultra-référencé et ne s'en cache pas. Il suffit de voir les premières images de Brian sur scène pour s'en apercevoir : de la coiffure au costume en passant par le maquillage et le style musical, Brian Slade est le sosie à peine dissimulé de David Bowie (le titre du film est d'ailleurs celui d'une chanson de Bowie). Même carrière dans le glam, mêmes looks à différentes époques de leur vie (des cheveux longs et robes longues en satin à la fin des années 1960 à la coupe Ziggy Stardust et platform boots des années 1972-1973), même épouse américaine, même bisexualité, même alter ego fictif venu de l'espace (Ziggy Stardust pour Bowie, Maxwell Demon pour Brian). Les autres personnages principaux du film font eux aussi référence à des figures de la scène glam rock : Mandy Slade à Angie Bowie, donc, mais également Curt Wild à Iggy Pop et à Lou Reed (là encore, le personnage de Curt présente de nombreuses similitudes avec le parcours réel des deux artistes). 

Brian en concert, avec un look très Ziggy Stardust...

En plus d'emprunter une multitude d'éléments biographiques à des personnalités existantes, Todd Haynes pousse l'hommage jusqu'à littéralement recréer certaines scènes d'après leur "modèle" réel : ainsi, par exemple, la scène où Brian et Curt Wild feignent une fellation sur scène (Brian à genoux entre les jambes de Curt, léchant la guitare de celui-ci) fait ouvertement référence à la célèbre photo de 1972 montrant David Bowie dans la même position avec son guitariste Mick Ronson. Dans la catégorie hommages, notons enfin que Haynes a même offert un petit rôle dans son film à Lindsay Kemp, chanteur et danseur burlesque qui fut le professeur et l'amant de David Bowie à la fin des années 1960.

Côté casting, Velvet Goldmine est tout ce que son titre indique : une mine d'or. Un ensemble d'acteurs brillants et profondément investis dans leur personnage. En 1998, année de sortie du film, Rhys-Meyers, Bale et McGregor n'avaient pas encore atteint le statut de sex-symbol international qu'ils occupent aujourd'hui ; encore relativement méconnus du grand public, ils n'en étaient pas moins d'excellents comédiens. Jonathan Rhys-Meyers est absolument parfait dans le rôle de la star Brian Slade, tout en paillettes et talons hauts, délicieusement superficiel, constamment en représentation derrière un masque de maquillage outrancier - d'une beauté insolente, presque écœurante. "Elegance walking arm in arm with a lie", comme le décrit fort bien son manager dans une scène du film. Ewan McGregor, lui, incarne à la perfection la simplicité et l'honnêteté brute de Curt Wild, contrastant avec la frivolité illusoire de Brian ; il est la vérité sans fard là où Brian n'est que mensonge et mise en scène. Sa performance live de Gimmy Danger d'Iggy Pop prend littéralement aux tripes et constitue une scène phare du film. Christian Bale, enfin, est lui aussi très convaincant dans son rôle de groupie hystérique, parfois pathétique, devenu dix ans plus tard un journaliste sage, rangé, mais profondément frustré.

Arthur Stewart (Christian Bale) en 1984

Mais la meilleure performance du film est peut-être celle, saisissante de naturel et de diversité, de Toni Collette, qui interprète Mandy Slade, la femme de Brian. Le jeu de l'actrice change radicalement en fonction de l'époque où se déroule l'action et de l'état d'esprit de Mandy : elle est d'abord superficielle, sulfureuse et déjantée, se trémoussant dans des robes à plumes et prenant un accent anglais affecté pour s'intégrer dans les soirées londonnienes ; plus tard, elle sera l'épouse amère et délaissée par son mari, tentant de se raccrocher tant bien que mal à l'époque dorée des débuts ; et enfin, dans le présent de 1984, l'ex-femme désabusée ayant laissé tomber tout artifice (et par conséquent l'accent anglais) et qui revient, tristement lucide, sur le fiasco de son mariage avec Brian. Toni Collette maîtrise admirablement les différents aspects du personnage de Mandy, excellente tant dans la démesure que dans la sobriété absolue.

Les seconds rôles sont également impeccables : Eddie Izzard en Jerry Devine, producteur ambitieux et sans scrupules de Brian ; Michael Feast en Cecil, le premier manager de Brian et l'un des "narrateurs" du film interviewés par Arthur ; ou encore Micko Westmoreland dans le rôle totalement silencieux de Jack Fairy, autre star du glam qui croise de temps à autre le chemin des protagonistes. Sans prononcer une seule réplique, l'acteur dégage toutefois une forte aura qui rend son personnage énigmatique et fascinant.

Mais, performances brillantes ou pas, Velvet Goldmine ne serait pas ce qu'il est sans sa bande originale. Comme tout film se déroulant dans le milieu de la musique et accordant une part importante aux chansons, la qualité de la BO est un élément essentiel à la réussite de l'œuvre. Et celle de Velvet Goldmine est un véritable bijou (elle tourne littéralement en boucle dans mes écouteurs depuis un an, c'est dire). Il faut dire que tous les groupes phares de l'ère glam rock sont à l'honneur : Roxy Music, Brian Eno, Slade (pas Brian, mais le groupe anglais), T.Rex, Lou Reed, Iggy Pop, Gary Glitter, Steve Harley & Cockney Rebel... Bref, un régal absolu pour les oreilles. En guise d'introduction au film, un message s'affiche d'ailleurs à l'écran : "Although what you are about to see is a work of fiction, it should nevertheless be played at maximum volume". Conseil à suivre ! (Le grand absent de cette BO prestigieuse est évidemment Bowie, et pour cause : il avait refusé l'utilisation de sa musique, ayant pour projet de monter son propre film inspiré de l'histoire de Ziggy Stardust. Malheureusement, le projet n'a jamais abouti...). 

Curt Wild (Ewan McGregor)

Certains morceaux sont utilisés tels quels dans le film, servant de fond musical non-diégétique (externe à la narration) ; la musique est quasi-omniprésente durant les deux heures que dure Velvet Goldmine. Mais toute une partie de la musique est également diégétique : ce sont les chansons qu'interprètent Brian Slade, Curt Wild et d'autres musiciens lors de concerts ou d'enregistrements studio. Ces titres sont soit des chansons existantes reprises par Jonathan Rhys-Meyers ou Ewan McGregor eux-mêmes (car oui, en plus d'être beaux et doués, ils chantent drôlement bien, les bougres), soit des morceaux écrits spécialement pour le film et également chantées par les comédiens. Notons au passage la présence dans le film du groupe Placebo ; Brian Molko et ses musiciens il y tiennent le rôle des Flaming Creatures, un groupe de glam rock, et interprètent le titre 20th Century Boy de T.Rex.

Outre son excellente bande originale, l'autre grand atout de Velvet Goldmine est le design des costumes. (La costumiére, Sandy Powell, a d'ailleurs gagné un BAFTA Award pour son travail.) L'ambiance du Londres des seventies et du mouvement glam - qui accordait une place considérable à la mode - est retranscrite à la perfection, barré et haut en couleurs, mais jamais grotesque ou too much, sachant efficacement miser sur la sobriété à des moments choisis. Bottes à talons hauts pour hommes et femmes, pantalons à rayures, cols "pelle à tarte" multicolores, silhouettes androgynes, plumes et paillettes à gogo... Tout y est. Le make-up et les coiffures sont à la hauteur des costumes : coupes à la Bowie, cheveux bleu vif, fards à paupìères pailletés... Il est amusant de noter que l'on doit ces designs psychédéliques à Peter King, qui travaillera plus tard sur... Le Seigneur des Anneaux.

Cecil (Michael Feast), le manager de Brian, et Mandy (Toni Collette)

Côté mise en scène, Velvet Goldmine est aussi original et décalé que son sujet. Todd Haynes fait des choix audacieux, déroutants, parfois à la limite du mauvais goût mais jamais ratés pour autant. Une multitude de très gros plans et de zooms (parfois assez brusques) sur les visages font la part belle aux personnages. Les scènes se déroulant en 1984, où Arthur mène ses interviews, sont filmées exclusivement en gros plans, voire en inserts. La narration du film, en plus d'être non chronologique, alterne les scènes "classiques" et d'autres moins conventionnelles : certaines scènes sont en fait des clips musicaux (ceux de Brian Slade), une scène d'amour entre Curt et Brian est filmée à l'aide de... poupées Barbie (deux petites filles jouent avec des Barbie à l'effigie des deux chanteurs, une façon détournée de montrer la relation entre Brian et Curt)... Velvet Goldmine devient même, par moments, surréaliste, à l'image de ce vaisseau spatial qui apparaît parfois dans le ciel ou de l'incursion dans le scénario du personnage d'Oscar Wilde (je vous laisse découvrir par vous-mêmes à quelles occasions ces étranges phénomènes ont lieu, il serait bien difficile de l'expliquer à ceux qui n'ont pas vu le film !). Sorte de fil conducteur métaphorique de l'intrigue, Oscar Wilde est d'ailleurs mis à l'honneur à travers un grand nombre de répliques directement tirées de ses œuvres. On pourrait même déceler quelques points communs entre Brian Slade et Dorian Gray...

Alors, finalement, dans quel catégorie classer Velvet Goldmine ? Difficile à dire, puisque le film est une vraie mozaïque de styles, changeant de genre comme Brian Slade change de coiffure. Le terme "film musical" semble s'appliquer au vu du sujet et de l'importance accordée à la musique, même si ce n'est pas une comédie musicale. Il y a du drame, ainsi qu'une part de comédie et même des bribes de polar. C'est également un "biopic fictif" (terme paradoxal...), doublé d'un hommage à Bowie et au glam rock. Mais c'est aussi et surtout un film unique, follement original, avec une équipe d'acteurs au top de leurs capacités et une bande originale sublime. Une curiosité à voir absolument, pour les fans des seventies comme pour les autres !