15 mai 2015

College Boy


Réalisateur : Xavier Dolan
Avec : Antoine Olivier Pilon, Antoine L'Écuyer...
Date de sortie : 2013
Pays : Canada
Note : ♥♥♥♥♥

"Je comprends qu'ici c'est dur d'être si différent pour ces gens 
Quand je serai sûr de moi, un petit peu moins fragile, ça ira..."

Avertissement : Les images illustrant cette critique ainsi que la vidéo qui y est présentée sont susceptibles de heurter la sensibilité de certains.

Après Mommy, je continue sur ma lancée Xavier Dolan. Cette fois, il ne s'agit pas d'un long-métrage, mais d'un court de 6 minutes – plus exactement, un clip que le cinéaste québécois a réalisé en 2013 pour le groupe français Indochine et leur titre College Boy, tiré de l'album Black City Parade. Un clip qui a beaucoup fait parler de lui à sa sortie, qui en a choqué plus d'un, et qui s'est vu interdire aux moins de 16 ans et à la diffusion en journée sur toutes les chaînes de télévision.

College Boy traite d'un sujet malheureusement bien banal : le harcèlement scolaire. Nous suivons la descente aux enfers d'un jeune adolescent (Antoine Olivier Pilon, qui sera révélé au grand public dans Mommy l'année suivante) dans un collège huppé du Canada. Le garçon est harcelé et humilié par ses camarades de classe, menés par leur leader à la gueule d'ange (Antoine L'Écuyer) – tout d'abord de manière relativement "commune" (boulettes de papier lancées sur lui pendant les cours, casier dégradé...), puis d'une façon de plus en plus intense et atroce. Les événements vont crescendo et se terminent par la crucifixion et la mise à mort en public de l'adolescent, au milieu d'une cour de récréation.

Le jeune souffre-douleur crucifié devant l'entrée de son collège

Choquant, dérangeant ? Oui, College Boy l'est assurément. J'ai moi-même détourné le regard tant la violence de certaines scènes était insoutenable. Cette violence, Xavier Dolan la filme sans tabou, et la deuxième partie du clip est particulièrement dure et sanglante. Mais College Boy est choquant et extrême de la même manière que le sont ces spots de prévention pour la sécurité routière : le but n'est pas de choquer pour "faire le buzz" (comme certains médias l'ont reproché à Indochine), mais de secouer le spectateur pour, espérons-le, faire évoluer les mentalités et changer les choses. Paradoxalement, après avoir été interdit de diffusion en journée par le CSA, il a été question de montrer College Boy dans les collèges et les lycées à titre didactique... (Nicola Sirkis, d'Indochine, a tout de même rappelé que lui-même déconseillait le clip aux moins de 14 ans.)

Le groupe de harceleurs, à l'apparence de petites têtes blondes innocentes...

Effectivement, le film est très clair dans son propos. Grâce à un mélange de réalisme et de symbolisme, il condamne le harcèlement scolaire et, de manière plus suggérée, l'homophobie (il est sous-entendu que le personnage principal puisse être homosexuel, dans la scène où sa mère découvre qu'il s'est mis du vernis à ongles). Le réalisme réside dans le traitement de la violence – crue, sans fard, difficilement soutenable. Le symbolisme, lui, apparaît dans la deuxième partie de la vidéo. Premièrement avec la crucifixion du jeune héros, à la fois torture physique et humiliation publique (les harceleurs vont jusqu'à orner la croix d'une guirlande qui illumine la macabre scène...) ; et deuxièmement avec les bandeaux que tout les témoins du harcèlement – profs, autres élèves, policiers  – portent sur les yeux, alors même qu'ils lèvent la tête vers la victime crucifiée et que certains d'entre eux la filment avec leur téléphone portable. Xavier Dolan n'hésite pas à souligner la terrible indifférence, voire le voyeurisme malsain, que suscite bien souvent le harcèlement à l'école. Tous regardent, mais personne n'intervient, et la victime, elle, se tait jusqu'à ce qu'il soit trop tard...

Les élèves aux yeux bandés, assistant à l'exécution de la victime

Comment interpréter, alors, cette déroutante scène finale, où l'adolescent, tabassé. crucifié et tué par balles, couvert de sang mais filmé dans une contre-plongée à travers laquelle il nous domine de toute sa hauteur, baisse la tête vers la caméra et nous adresse un "Merci" chuchoté ? Nous remercie-t-il d'avoir regardé jusqu'au bout, d'avoir supporté l'insupportable, de ne pas nous être détournés ? Ou bien s'agit-il d'un "merci" cynique, à nous qui avons regardé sans agir, avec notre propre bandeau sur les yeux ? Je préfère croire à la première option, mais seul Dolan pourrait nous le dire... Ce qui est sûr, c'est que College Boy fait réfléchir.

Le regard caméra de l'adolescent à la toute fin du clip

Visuellement, comme toujours chez Xavier Dolan, c'est beau. Très beau. Le format d'image est semblable à celui qu'il utilisera pour son film Mommy : une image (presque) carrée, des bandes noires à gauche et à droite qui concentrent la vision du spectateur sur les visages des personnages et les enferment dans un cadre réduit. Le clip est tourné en noir et blanc, avec un sublime jeu de clair-obscur et souvent une faible profondeur de champ, et chaque plan mérite qu'on s'y attarde tant il est bien composé, réfléchi, travaillé.

La qualité du jeu d'acteur, même sur un temps aussi court que 6 minutes et dans un clip dépourvu de dialogue, est flagrante. Il suffit de quelques secondes pour que l'on s'attache au jeune ado blond qui subit les sévices de ses camarades, et guère plus pour détester celui qui mène le groupe de harceleurs. Un an avant Mommy, le très talentueux Antoine Olivier Pilon (alors âgé de 15 ans) nous emmène dans un tourbillon d'émotions fortes.

La musique, elle, va parfaitement avec le film : le montage épouse le rythme et les variations de la chanson. Je n'ai jamais vraiment apprécié les titres d'Indochine, mais après plusieurs écoutes, je découvre que j'aime beaucoup College Boy... Les paroles traitent le thème avec beaucoup de subtilité, sans aucune lourdeur et de manière presque abstraite (tant et si bien que sans le clip, je ne suis pas sûre que l'on comprendrait de quoi elles parlent). La vidéo est donc davantage un complément indispensable qu'une simple illustration de la chanson.

La course du jeune garçon, sur les premières notes de synthé du morceau

College Boy est un clip qui restera probablement dans les annales, et que le spectateur n'effacera pas facilement de sa mémoire. Xavier Dolan signe un court-métrage aussi dur que magnifique, dépeignant une triste vérité avec beaucoup de maestria artistique, et parvient à nous chambouler en 6 minutes davantage que la plupart des films ne le font en 1h30. Je ne parviens pas à comprendre comment le CSA a pu censurer ce clip, pendant que des enfants de 10 ans peuvent regarder librement toutes sortes d'images autrement plus choquantes sur toutes les chaînes de télévision... Les images de College Boy dérangent, certes, mais n'est-ce pas là justement le but de ce court-métrage ? À voir absolument, quoiqu'en disent certains médias que la réalité présentée par Dolan et Indochine semble déranger.

Le clip dans son intégralité :

23 janvier 2015

Mommy


Titre original : Mommy
Réalisateur : Xavier Dolan

Avec : Antoine Olivier Pilon, Anne Dorval, Suzanne Clément... 
Date de sortie : 2014
Pays : Canada
 
Note : ♥♥♥♥♥

"Ça se peut qu'à un moment donné, tu m'aimes plus.
Ça se peut, ces affaires-là. Ça arrive."

Honte à la cinéphile que je suis, ce n'est que récemment que j'ai découvert le cinéma de Xavier Dolan – avec le film qui l'a définitivement révélé au grand public et qui a remporté un Prix du Jury bien mérité à Cannes : Mommy. Et quelle découverte. Une fois n'est pas coutume, les médias n'ont pas exagéré le talent du "jeune prodige québécois" (qui, rappelons-le, a mon âge – 25 ans – et déjà 5 longs-métrages à son actif. Rien que ça). 

Mommy, c'est l'histoire de Diane "Die" Després (Anne Dorval), une jeune veuve qui doit élever seule son fils Steve (Antoine Olivier Pilon), 15 ans, ado ultra-turbulent souffrant de TDAH (Troubles du Déficit de l'Attention avec Hyperactivité). Après une longue période passée dans un centre spécialisé, Steve revient vivre chez sa mère, qui essaie tant bien que mal de gérer les difficultés du quotidien et les crises violentes d'un Steve aussi attachant qu'infernal. Le duo mère-fils est bientôt enrichi de la présence de leur voisine, Kyla (Suzanne Clément), une femme timide et réservée qui va apporter un certain équilibre à Steve et Diane tout en s'épanouissant à leur contact...

Diane Després, la mère de Steve

C'est donc l'histoire de ce trio d'abîmés que raconte Xavier Dolan. Diane, la mère fantasque, perchée sur des talons de 15 cm et moulée dans des jeans d'adolescente, superficielle et paumée, rigolote et touchante. Steve, qui oscille entre la naïveté de l'enfance et la maturité de l'âge adulte, qui aime sa mère d'un amour absolu, presque incestueux, mais ne parvient pas à contrôler son comportement agressif et imprévisible. Et Kyla, quasiment incapable de formuler une phrase sans bégayer, et que l'on voit s'ouvrir peu à peu entourée de ses voisins hauts en couleur.

Steve Després

Non seulement le scénario de Mommy est magnifique et bouleversant (et parvient à nous faire passer régulièrement du rire aux larmes), mais il est servi par des images grandioses. Le film frappe tout d'abord par son ratio d'image pour le moins original : Dolan a choisi de filmer son œuvre en format 1:1, soit une image carrée (par opposition au traditionnel 16:9). S'il peut paraître déroutant au début, ce format s'impose rapidement comme une évidence. Il permet de se concentrer exclusivement sur les visages, effaçant de notre champ de vision toute distraction périphérique. Quoi de mieux pour un film centré entièrement sur la psychologie et le développement de ses personnages principaux ? 

Mais le format carré n'est pas seulement un exercice de style. Dolan se sert du cadrage lui-même pour raconter son histoire. En effet, il va jusqu'à agrandir l'écran (pour atteindre un ratio 16:9) à certains moments du film, signifiant ainsi le bonheur et la liberté qu'acquiert – provisoirement – le jeune Steve. Vue sur un grand écran de cinéma, la scène où Steve repousse littéralement les bords noirs du cadre et où l'image, libérée, prend pleine possession de l'écran pour la première fois, est simplement éblouissante.
 
Steve, sur son skate-board, s'approche de la caméra
et repousse de ses mains les limites de l'écran.

La photographie du film est très belle, elle aussi, pleine de couleurs et de lumières vives, de visages en très gros plans et de cadrages fort bien trouvés (à l'instar de celui où Steve, à la fin du film, téléphone à sa mère, et où le passage d'un très gros plan à un plan plus large révèle la triste réalité), de ralentis (une spécialité du cinéma de Dolan) et de flous quasi-abstraits (voir notamment la magnifique séquence de "flash-forward" vers la fin du film). Visuellement, Mommy est une réussite à chaque minute.

Côté casting, le film révèle des acteurs excellents, attachants au possible et bouleversants de justesse. Xavier Dolan a offert les rôles principaux de son film à ses acteurs fétiches (tous trois ont déjà tourné avec Dolan dans ses longs-métrages précédents), qui s'expriment avec beaucoup de naturel dans un jargon québécois totalement incompréhensible pour les Français (les sous-titres sont indispensables). Steve, en particulier, orne chacune de ses phrases d'une quantité astronomique de "tabarnac", de "criss", de "câlice" et de "ostie", équivalents du classique "fuck" anglophone. Antoine Olivier Pilon, Anne Dorval et Suzanne Clément offrent tous trois une performance riche en nuances et très touchante – dans le bruit et l'extravagance pour les deux premiers, dans le silence et la retenue pour la troisième. Les acteurs secondaires qui viennent interagir avec les trois héros interprètent eux aussi parfaitement leur rôle.

Kyla, la voisine de Steve et Diane

L'un des aspects de Mommy qui m'a particulièrement plu est sa bande originale. C'est là que je me souviens que Xavier Dolan est de la même génération que moi : chaque chanson utilisée dans le film est un titre des années 1990-2000, et tous sans exception m'ont rappelé mon enfance et mon adolescence. De White Flag de Dido à Blue de Eiffel 65, de Wonderwall de Oasis à Welcome to my Life de Simple Plan, en passant par Counting Crows ou Andrea Bocelli... Que de souvenirs ! Dolan redore également le blason du "trésor national" (dixit Steve) du Québec : Céline Dion, dans l'une des plus belles scènes du film, où Diane, Kyla et Steve (maquillé en femme pour l'occasion) chantent et dansent sur On ne change pas dans la cuisine de leur petit appartement. Le restant de la bande originale est composé de titres plus récents (le final du film, sur les premières notes de Born to Die de Lana Del Rey, est sublime) ou de compositions originales (le morceau Experience de Ludovico Einaudi, qui illustre la scène de "flash-forward" mentionnée ci-dessus, a réussi à m'arracher ces larmes que je verse si rarement au cinéma).

Steve chante Vivo Per Lei de Andrea Bocelli au karaoké

Je ne peux donc que conseiller fortement ce film magnifique tant sur la forme que sur le propos. Mommy est un grand moment de cinéma, un concentré d'émotions intenses, sans jamais tomber dans le pathos ou la surenchère dramatique ; un film original, unique, qui restera dans l'esprit du spectateur longtemps après le générique de fin. Xavier Dolan est sans aucun doute un réalisateur à suivre...