19 novembre 2012

Les Tudors


Titre original : The Tudors
Créateur : Michael Hirst
Avec : Jonathan Rhys-Meyers, Natalie Dormer, James Frain, Henry Cavill...
Dates de diffusion : 2007-2010
Pays : Irlande/Canada
Note : ♥♥♥♥

"If I cannot please the King... will he kill me ?"

Pendant très longtemps, je n'ai absolument pas été intéressée par les séries télé. Tous les spécimens auxquels mon entourage avait essayé en vain de me faire accrocher (de Buffy à Desperate Housewives en passant par FriendsHow I met your Mother et autres détestables comédies américaines aux rires enregistrés...) m'avaient poussée à me tenir à l'écart de la télévision, persuadée qu'en dehors de quelques minutes de rire quotidien devant Kaamelott, je n'y trouverais jamais mon bonheur. Ce sont mes études de cinéma (et la passion de l'un de mes professeurs pour The Wire) et, par-dessus tout, le visionnage de Twin Peaks de David Lynch (voir ma critique) qui m'ont réconciliée avec le genre et m'ont entraînée à la découverte de petits bijoux  tels The Killing, The Office (les versions originales, pas les remakes inutiles, j'entends), Six Feet Under, Battlestar Galactica ou, donc, Les Tudors.

Je suis tombée sur la première saison des Tudors par hasard en 2008, et je n'en attendais pas grand-chose ; je n'ai décidé de donner une chance à la série qu'à cause de sa diffusion sur Arte (qui, souvent, est un gage de qualité) et de la présence d'acteurs de cinéma talentueux tels Jonathan Rhys-Meyers et Sam Neill. Sur le principe, j'aime les fictions historiques parce qu'elles comblent toujours mes lacunes en Histoire de façon intéressante, mais en pratique, les œuvres télévisées s'essayant à ce genre sont souvent peu convaincantes (entre docu-fictions ridicules et séries low-budget aux décors en carton-pâte...). Ceci dit, je sous-estimais à l'époque l'excellent niveau ausi bien scénaristique que cinématographique qu'avaient atteint les séries produites ces dernières années par des chaînes telles ABC, HBO ou ici Showtime, au point d'égaler - et parfois dépasser largement - les films destinés au grand écran.

Sur quatre saisons de 8 ou 10 épisodes, Les Tudors aborde une page de l'Histoire anglaise dont j'ignorais pour ainsi dire tout : la vie du roi Henry VIII pendant la première moitié du XVIème siècle, ses tribulations avec ses nombreuses épouses (le seul détail que je connaissais de lui !) et les événements menant à et suivant la Réforme protestante et la création de l'Église anglicane. La série suit le règne d'Henry VIII depuis sa jeunesse jusqu'à sa mort en 1547 à l'âge de 55 ans, période sur laquelle il aura épousé pas moins de six femmes qui ont quasiment toutes connues des destins peu réjouissants : deux d'entres elles ont été décapitées sur les ordres du roi, deux d'entres elles sont mortes dans des circonstances plus ou moins suspectes, et une cinquième a rapidement été privée de son titre de reine sous prétexte qu'elle ressemblait à un cheval (!). Seule sa dernière épouse Katherine Parr en aura réchappé, et peut-être uniquement parce qu'Henry a eu la bonne idée de mourir avant d'avoir pu l'envoyer elle aussi à l'exécution.

Anne Boleyn (Natalie Dormer) et Henry VIII (Jonathan Rhys-Meyers)

Comme pour beaucoup de séries télé, l'intrigue des Tudors est difficile à résumer, étant donné qu'elle se déroule sur plusieurs décennies et inclut un grand nombre de personnages et d'arcs narratifs différents. Voici toutefois un bref synopsis présentant le point de départ de la série : Henry VIII (Jonathan Rhys-Meyers) est un jeune roi fougueux et coureur de jupons vivant un mariage pas très heureux avec la douce et très catholique Catherine d'Aragon (Maria Doyle Kennedy), qui ne parvient pas à lui produire un héritier mâle. Henry tombe bientôt sous le charme de la sexy et aguicheuse Anne Boleyn (Natalie Dormer), et décide de l'épouser, après voir annulé son mariage à Catherine. Pour ce faire, il va être conduit à réformer entièrement l'Église catholique, dénigrant l'autorité religieuse du Pape et s'auto-proclamant Chef Suprême de sa nouvelle Église d'Angleterre... Les Tudors mélange donc la petite histoire à la grande, développant en parallèle les considérables enjeux politiques, économiques et religieux du pays, et la vie privée et publique de tout un éventail de personnages intervenant dans ce contexte pour le moins perturbé : Charles Brandon (Henry Cavill), ami proche du roi ; le cardinal Wolsey (Sam Neill), son chancelier ; Thomas Cromwell (James Frain), son principal conseiller, et des dizaines d'autres personnages dont on suit l'évolution tantôt sur une seule saison, tantôt sur plusieurs.

La première qualité des Tudors et de faire de ces événements historiques des intrigues dignes des meilleurs thrillers. Le fil rouge de la Réforme se déroule lentement, insidieusement, au travers des obscures machinations orchestrées officiellement ou secrètement par chaque protagoniste (car de Cromwell à Wolsey en passant par le père d'Anne Boleyn ou les membres du Clergé, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre : chez les Tudors, la magouille et la trahison, on aime ça.) On assiste aux causes et aux conséquences de la Réforme tant à la Cour que dans le reste du pays, par l'intermédiaire de plusieurs sous-intrigues qui finissent par se croiser ; chaque épisode se termine sur un efficace cliffhanger qui nous fait attendre impatiamment la suite. Et puis bien sûr, il y a a vie amoureuse d'Henry, véritable soap opera aussi prenant que sanglant. On assiste, fasciné, à l'ascension puis la chute - souvent radicale - de chacune de ses épouses, sentant peu à peu venir le drame, attendant en tremblant le moment où le roi découvrira leurs failles et les enverra sans pitié à l'échafaud. Le meilleur exemple est l'arc narratif entourant la cinquième femme d'Henry, la toute jeune Katherine Howard (Tamzin Merchant), dans la saison 4 ; apparaissant d'abord comme l'épouse parfaite adulée par le roi, elle s'avère peu à peu avoir une conduite licensieuse avec plusieurs hommes de la Cour, et chaque épisode la place progressivement dans une position plus dangereuse jusqu'à l'instant inévitable où toutes ses infidélités remontent à la surface, suivies de près par toute une ribambelle d'exécutions plus atroces les unes que les autres. 


Le roi et sa cinquième épouse, Katherine Howard (Tamzin Merchant)

Les personnages sont très bien développés et tous pourvus d'une complexité et d'une ambiguité souvent négligée dans les fictions historiques. Tous les aspects de la personnalité d'Henry VIII sont abordés et le scénario n'hésite pas à le rendre franchement abject, soulignant sa psychopathie, sa cruauté et sa mauvaise foi sans limites. Cependant, et c'est là l'intérêt des Tudors, on s'attache rapidement à lui et on le suit sur les quatre saisons sans se lasser. Chacun des personnages - hommes et femmes -, en fait, est profondément antipathique, égoïste, manipulateur et avide de pouvoir ; mais le créateur Michael Hirst les rend avant tout humains, et on en arrive toujours à les comprendre et même à les plaindre (les reines exécutées, Wolsey, Cromwell...). Chaque personnage suit également une évolution qui lui est propre au cours de la série, et aucun d'entre eux ne stagne à la place qui lui a été attribuée au départ dans le scénario.

Le casting, lui, est impeccable. Le beau Jonathan Rhys-Meyers est parfait dans le rôle-titre, interprétant un roi séduisant, fougueux, colérique et excessif. Les créateurs de la série n'ont pas hésité à l'enlaidir à mesure que les années passent (Rhys-Meyers joue en effet Henry sur une période de 30 ans), même s'ils ne sont pas allés jusqu'à le rendre obèse et parfaitement repoussant comme l'était le véritable Henry VIII à la fin de sa vie. Le reste du casting, en-dehors de Sam Neill (le cardinal Wolsey) qui tient un rôle principal dans la première saison, est constitué d'une belle brochette d'acteurs britanniques inconnus au bataillon, ce qui est un excellent choix puisqu'il rend les personnages bien plus crédibles. Henry Cavill est très convaincant dans le rôle de Charles Brandon, ami proche du roi qui devra subir toutes les frasques et pulsions meutrières de ce dernier ; James Frain est superbe dans celui du sombre et manipulateur Thomas Cromwell. On note quelques choix de casting atypiques, comme celui de Natalie Dormer dans le rôle d'Anne Boleyn ; sa prestation et son physique plutôt inhabituels renforcent la profondeur et l'intérêt du personnage, son intelligence et sa vulnérabilité prenant le pas sur la minette aguicheuse qu'elle semble d'abord être. Remarquons tout de même, enfin, la présence en guest star de quelques stars de cinéma telles Peter O'Toole (le pape Paul III) ou Max Von Sydow (le cardinal Von Waldburg). Dans l'ensemble, les comédiens des Tudors sont certainement infiniment plus sexy que ne l'étaient leurs alter egos historiques, mais que voulez-vous... On ne va pas se plaindre.

Côté mise en scène, la série est très belle et extrêmement soignée. Le rythme est lent, prend son temps (au point que certains spectacteurs reprochent aux Tudors son manque d'action), préférant se concentrer sur la psychologie des personnages que sur les scènes plus spectaculaires. La technique du montage parallèle est souvent utilisée, notamment pour opposer des scènes tristes et joyeuses, atroces et lègères : à plusieurs occasions, on verra ainsi des scènes de somptueux banquets mêlées à des scènes de torture ou d'exécution, renforçant l'aspect absurde et inhumain de telles pratiques et les injustices de la société de l'époque. Un exemple en est la magnifique séquence de la saison 4 (épisode 5), surnommée "The Execution Ballet" par les producteurs. D'un côté, on y voit la jeune Katherine Howard, enfermée dans une pièce sombre, exécutant de gracieux mouvements de danse classique et filmée au ralenti ; et de l'autre, on assiste à la scène la plus crue et insoutenable de la série, la mort de ses amants Thomas Culpepper (Torrance Coombs) et Francis Dereham (Allen Leech), respectivement décapité et pendu, éviscéré et démembré (sympa). La scène est dépourvue de son et uniquement accompagnée d'une musique douce et discrète, rendant le tout encore plus intense.


Thomas Cromwell (James Frain) et le cardinal Wolsey (Sam Neill)

Les ambiances colorées et lumineuses sont douces et efficaces, avec une très grande majorité de séquences tournées en intérieur ; la lueur chaleureuse des bougies dans les appartements du roi vient s'opposer à la froideur bleutée des cachots ou des lieux d'exécution. Les décors sont simples et sobres, sans prétention, se limitant surtout aux pièces fermées des divers châteaux où se déroule l'action. Les costumes, eux, sont magnifiques et nous plongent réellement dans l'atmosphère du XVIème siècle, des sublimes robes à corsage des femmes aux larges manteaux ornés d'or des hommes. J'ignore toutefois à quel point ils sont conformes ou non à la réalité historique, Michael Hirst ayant révélé lui-même qu'il voulait que les acteurs, de par leurs costumes, soient "sexed up"... En effet, on voit fréquemment Henry porter des hauts sans manches ou des pantalons de cuir moulants, et les femmes de larges décolletés. Enfiin, la bande originale, composée par Trevor Morris, est agéablement dépourvue de pathos et correspond parfaitement bien à l'univers visuel de la série.

Un certain nombre de spectateurs et de critiques ont reproché aux Tudors son excès de violence et de scènes sanglantes. Certes, certaines séquences sont assez difficilement soutenables (on décapite, on éviscère, on écartèle, on brûle, on jette dans de l'huile bouillante, on enfonce des fers rouges dans les fesses...), mais la série ne fait que dépeindre de façon réaliste les mœurs de la société de l'époque. Oui, c'est violent et gore, mais ces pratiques faisant partie intégrante de la vie à la cour d'Henry VIII, il me semble important de les montrer telles quelles ; par ailleurs, il n'y a aucune complaisance ou exagération dans ces moments de torture et d'exécutions. Au contraire, avec un peu de recul, ces scènes apparaissent finalement comme assez soft - allez donc faire un tour sur Wikipedia et vous verrez que la série n'atteint pas le degré d'horreur de la réalité du XVIème siècle...

Les Tudors est donc une série palpitante, intéressante au niveau historique et qui sait efficacement se renouveler au fil des saisons, portée par un groupe d'acteurs talentueux et une mise en scène extrêmement soignée. Sur le même sujet, je vous déconseille le très médiocre The Other Boleyn Girl (Deux Sœurs pour un Roi, 2008) de Justin Chadwick, preuve que la présence de deux actrices sexy (Natalie Portman et Scarlett Johansson) ne suffit pas à rattraper un scénario mal ficelé, un amas d'incohérences historiques et une pénible "hollywoodisation" de l'intrigue... Préférez l'excellente série 100% british de Michael Hirst !

18 novembre 2012

Time Out


Titre original : In Time
Réalisateur : Andrew Niccol
Avec : Justin Timberlake, Amanda Seyfried, Cillian Murphy, Vincent Kartheiser...
Date de sortie : 2011
Pays : USA
Note : ♥♥♥

"But the day comes when you've had enough. Your mind can be spent, 
even if your body's not. We want to die. We need to."

Il est de ces films sur lesquels on met un certain temps à se faire un avis. Parfois, on adore un film au premier abord, uniquement pour être profondément déçu par un deuxième visionnage ; et parfois, au contraire, on sort du cinéma plutôt mitigé - voire carrément dépité - et ce n'est qu'à la deuxième ou troisième fois que l'on se rend compte que finalement, on aime le film.

C'est ce qui m'est arrivé pour In Time (titre dont la "traduction" française, au passage, est strictement contradictoire et de surcroît inutile : si c'est pour garder un titre anglais, pourquoi le changer en premier lieu ?!). Après en avoir vu la bande-annonce et lu le synopsis - et en ma qualité de fan de science-fiction dystopique, dont In Time promettait d'être un bel exemple -, j'étais entrée dans la salle de cinéma avec des attentes précises concernant le film, et le fait que je n'aie pas reçu ce à quoi je m'attendais a commencé par me frustrer. (D'ailleurs, si j'avais écrit cette critique à chaud juste après la séance, elle n'aurait probablement pas été aussi enthousiaste.) Malgré tout, un certain nombre d'éléments m'avaient fascinée, et j'ai décidé de revoir le film, cette fois en connaissance de cause. Et c'est à cette seconde projection que j'ai décidé qu'en fin de compte, Andrew Niccol (qui avait déjà réalisé Lord of War et Gattaca) avait tout de même fait du bon boulot.

Il faut dire que le cinéaste partait muni d'un concept absolument génial (d'autant plus louable que pour une fois, il s'agissait d'une idée 100% originale* et non d'une adaptation de roman, d'une suite ou d'un remake ; sur ce point, chapeau bas, Mr. Niccol !), le genre de pitch dont j'aurais adoré être l'heureuse créatrice. Voyez plutôt : dans un monde (vaguement) futuriste, le temps a remplacé l'argent. La monnaie courante est désormais le temps de vie des hommes, qui est indiqué par un compte à rebours lumineux implanté sur leur avant-bras. On gagne, donne, vole ou dépense du temps, on paye son café, ses vêtements et son loyer en années, jours, heures et minutes. Évidemment, si le compteur lumineux atteint le zéro, on meurt de façon foudroyante ; mais autrement, notre organisme ne vieillit pas au-delà de 25 ans. À l'image de nombreuses dystopies, le film présente un univers profondément inégalitaire : les villes sont divisées en "Time Zones", dans lesquelles les riches, avec leurs milliers d'années en réserve, vivant dans l'abondance et le luxe tandis que les pauvres survivant au jour le jour dans des ghettos mal famés, tentant désespérément de gagner suffisamment de temps pour pouvoir vivre jusqu'au lendemain. Le bon fonctionnement de cette société est assuré par les "Timekeepers", sorte de police/milice veillant à ce que chacun reste à sa place sans mettre en péril le bon "cours du temps".

Will Salas (Justin Timberlake)

Dans ce contexte peu réjouissant, on suit le parcours du jeune Will Salas (Justin Timberlake), vivant dans un ghetto avec sa mère Rachel (Olivia Wilde). Un soir, Will rencontre Henry Hamilton (Matt Bomer), un homme âgé de 105 ans venu des zones riches, et qui possède encore des milliers d'années sur son compteur. Hamilton lui apprend qu'en réalité, il y a suffisamment d'années en circulation pour que tous les hommes puissent vivre une vie normale ; mais les "riches" augmentent régulièrement les prix et les taxes dans les ghettos, s'en mettant plein les poches pendant que les plus pauvres meurent... Une machination économique indispensable, car, comme le souligne Hamilton : si tout le monde vivait éternellement, où mettrions-nous tous ces gens ? "For a few to be immortal, many must die.", tel est le credo des dirigeants de cet univers. Lorsque Will, par un concours de circonstances, va soudain se retrouver avec un siècle entier sur les bras (littéralement !), il quittera le ghetto pour aller goûter aux joies du luxe dans les zones fortunées - et avec la ferme intention de révolutionner le système afin de venger la mort de sa mère, survenue un peu plus tôt. Là, il rencontre Sylvia Weis (Amanda Seyfried), fille du millionnaire Philippe Weis (Vincent Kartheiser), avec laquelle il ne tardera pas à partir en vadrouille. Poursuivis sans relâche par le Timekeeper Raymond Leon (Cillian Murphy), Will et Sylvia vont tenter de combattre l'injustice pesant sur leur société...

Bref, un concept de base qui frise l'orgasme scénaristique (avec le fameux dicton "Le temps, c'est de l'argent", pourquoi diantre personne n'y avait-il pensé plus tôt ?!) et qui aurait pu être à l'origine d'un vrai chef-d'œuvre. Là où In Time peu décevoir, c'est que passée la première demi-heure qui met efficacement en place les différents aspects socio-politiques de cette société futuriste, le film se concentre davantage sur l'action pure et la quête Robin-des-Bois-eque des deux protagonistes (Will et Sylvia, arme au poing, vont faire tout leur possible pour redistribuer le temps de facon équitable) que sur le contexte pourtant fascinant dans lequel ils évoluent. Certes, on nous en montre certains détails intéressants, comme l'égoïsme hallucinant mais compréhensible dû à une pauvreté menacant littéralement la vie - voir la scène où la mère de Will, dont le compteur est presque arrivé à zéro, se voit refuser froidement l'aide de tous ceux qu'elle supplie de lui donner quelques minutes de leur temps -, ou la quasi-impossibilité d'échapper à sa condition sociale (simplement pour accéder aux Time Zones les plus riches, il faut débourser une somme qu'aucun habitant des ghettos ne peut rêver obtenir un jour). Mais avec une idée pareille, on regrette que les enjeux économiques et humains ne soient pas développés plus en profondeur, ou parfois avec plus de réalisme - comme cette scène où Will et Sylvia confient un million d'années à une petite fille et que tous les occupants du ghetto, sages commes des images, font la queue devant elle pour venir chercher leur quota de temps. Étant donnée la situation, on imagine aisément que l'enfant aurait vite été piétinée et massacrée par une foule violente où chacun tenterait d'en avoir plus que les autres.

Sylvia Weis (Amanda Seyfried)

Côté personnages, Will et Sylvia forment un duo efficace, même si relativement classique dans ce genre de film. Will, d'abord docile et peu préoccupé par les aberrations du système économique qu'il subit, va peu à peu prendre conscience des magouilles financières qui l'entourent et se rebeller contre l'ordre établi. Sylvia va elle aussi évoluer au cours du film, sortant pour la première fois de sa cage dorée pour découvrir la misère du monde qui l'entoure et se dresser contre son père, riche homme d'affaires égoïste et sans pitié qui pense sincèrement agir pour le plus grand bien de l'humanité. Le personnage d'Henry Hamilton est intéressant, mais disparaît rapidement, servant avant tout de déclencheur à la "révolution" de Will. Mais c'est Raymond Leon, le Timekeeper brilliamment interprété par le toujours excellent (et toujours aussi beau) Cillian Murphy, qui est finalement le meilleur personnage de In Time : un flic futé et incorruptible qui détient certes le rôle de bad guy du film, mais qui est en réalité bien plus complexe et pas si méchant que ça. Dommage qu'il ait droit à une scène finale bien en-deçà de ce que l'on pouvait espérer pour le personnage...

Les acteurs, eux, sont dans l'ensemble tout à fait convaincants. Justin Timberlake m'a agréablement surprise, jouant Will Salas avec une nonchalance et un charisme auquels je ne m'attendais pas. Cillian Murphy, répétons-le, est parfait, comme à son habitude (même s'il a quelque peu dépassé la barre des 25 ans que se sont fixée les directeurs de casting...) ; Amanda Seyfried est fidèle à elle-même, convenable sans être exeptionnelle, mais formant avec Timberlake une alchimie qui fonctionne plutôt bien. Mention spéciale à Vincent Kartheiser, qui interprète fort bien un Philippe Weis faussement sympathique et glacial, ainsi qu'au Britannique Alex Pettyfer, qui surmonte ici son image de "beau gosse" pour livrer une belle performance en tant que Fortis, voyou des ghettos qui n'hésite pas à tuer pour récupérer quelques minutes à droite et à gauche.

La mise en scène est assez basique, sans rien de bien passionnant au niveau du montage ou des cadrages (sans originalité et typiques des films d'action). On trouve cependant de très belles ambiances colorées et lumineuses, avec une photographie travaillée et des couleurs vives qui changent de l'habituelle atmosphère froide et bleutée inhérente à la science-fiction. Le travail sur les décors, en revanche, est excellent. Visuellement, l'univers de In Time n'a rien de futuriste et paraît de ce fait extrêmement réaliste, loin des décors aseptisés et high-tech propres à la S-F. Les ghettos, avec leurs ruelles délabrées aux façades colorées, rappellent les villes pauvres d'Afrique ou d'Amérique du Sud, sans trop pousser à l'extême leur aspect misérable. Les zones riches, elles, ressemblent simplement aux quartiers huppés de New York, avec gratte-ciels géants et voitures de luxe. L'architecture des décors est sobre et efficace et nous permet de nous plonger réellement dans ce monde, avec quelques séquences fascinantes comme celle où Will traverse toutes les Time Zones en voiture, quittant son ghetto pour se rendre dans la zone la plus riche : on suit son parcours à travers les "postes-frontière" de chaque zone, de plus en plus imposants et luxueux, immenses ponts et colonnes de béton gris rappelant fortement la Russie soviétique des années 1960.

Timekeeper Raymond Leon (Cillian Murphy)

De la même manière, les costumes paraissent sortis de notre propre monde, avec quelques altérations légères qui les différencient de la mode contemporaine ; ici encore, les inégalités entre les zones riches et pauvres sont suggérées sans tomber dans la caricature. Toutes les femmes du film ne se baladent qu'en mini-robe haute couture et en talons aiguilles de 15 cm, ce qui peut sembler ridicule au premier abord (surtout quand il s'agit de courir sur des kilomètres et de grimper sur les toits des immeubles - je salue la prouesse d'Amanda Seyfried d'avoir réussi à ne pas se casser les deux chevilles dès le premier jour de tournage), mais évidemment, dans un monde où tous gardent éternellement le physique de leurs 25 ans, il est concevable que le diktat de la beauté et de la sexitude (c'est pas moi c'est Ségolène) soit de rigueur...

Dans l'ensemble, le style visuel du film mise sur la simplicité, limitant au maximum les objets futuristes et les effets spéciaux (sauf les gros plans abondants sur les implants-chronomètre sur l'avant-bras !) et lui donnant un réalisme presque actuel, chose rare dans le genre de la science-fiction. La musique, comme la mise en scène, est sans surprise, correspondant au registre du film d'action : musique de film "traditionnelle" aux accents parfois électro, à laquelle sont ajoutés deux ou trois chansons utilisées en guise de musique diégétique, dont le très bon In a Manner of Speaking du groupe français Nouvelle Vague. Le travail sur le son, comme celui sur ll'image, est sobre et discret, sans essayer de "faire futuriste", avec un bruitage plutôt bien trouvé pour accompagner les plans sur les compteurs de temps.

In Time est donc un thriller d'action qui aurait été banal s'il n'était pas centré autour d'un concept génial ; à défaut d'explorer avec suffisamment d'insistance tous les thèmes sociaux, politiques et économiques liés à la question du temps en tant que devise officielle, Andrew Niccol nous sert tout de même un film divertissant mettant en place un univers complet et crédible dans un style soigné.
*Il y a tout de même eu une petite polémique quant à l'originalité du scénario de Niccol : en effet, il présenterait un certain nombre de similitudes avec la nouvelle intitulée "Repent, Harlequin !" Said the Ticktockman, écrite par Harlan Ellison en 1965 (notamment l'idée que chacun dispose d'une "somme" de temps que l'on peut lui enlever, ainsi que la présence d'une autorité nommée les Timekeepers). En 2011, Ellison avait porté plainte contre Andrew Niccol pour plagiat, avant de se raviser après avoir vu In Time. Il s'était alors contenté d'exiger la  mention de son nom au générique, mais a finalement abandonné toutes les poursuites. Le réalisateur et lui auraient conclu le problème à l'amiable.

16 novembre 2012

Twilight 1, 2, 3 & 4


Titres originaux : Twilight ; New Moon ; Eclipse ; Breaking Dawn
Réalisateurs : Catherine Hardwicke, Chris Weitz, David Slade & Bill Condon
Avec : Robert Pattinson, Kristen Stewart, Taylor Lautner, Billy Burke...
Date de sortie : 2008 - 2012
Pays : USA
Note : 

"But you, your scent, it's like a drug to me.
 You're like my own, personal brand of heroin."

J'ai toujours été perplexe devant - et totalement exaspérée par - l'hystérie Twilight qui fait vibrer les minettes du monde entier depuis la sortie des romans de Stephenie Meyer en 2005. Comment ces quatre volumes de mauvaise littérature (je parle ici de façon tout à fait objective : l'écriture est abominable) racontant une histoire atrocement cliché et véhiculant des valeurs conservatrices Moyen-Âgeuses ont-ils pu séduire le public (féminin) à ce point ?

Les livres deviennent un best-seller mondial et inévitablement, Hollywood ne tarde pas à mettre le grappin sur les droits de l'œuvre afin de l'adapter au cinéma, en non pas quatre mais cinq volets (le dernier volume de la saga, Breaking Dawn, étant divisé en deux parties). Le premier film sort en 2008 et remporte immédiatement un succès phénoménal, suivi par les quatre suivants, au rythme d'un film par an (le dernier sort actuellement au cinéma). Après avoir lu, par curiosité, quelques dizaines de pages du premier roman - et l'avoir reposé précipitamment -, je me suis longtemps interdit de regarder ce que je soupçonnais être une série de prodigieux navets ; mais récemment, une diffusion des quatre premiers volets à la télévision a titillé ma curiosité de cinéphile et je me suis lancée dans un (douloureux) marathon Twilight à raison d'un film par soir. À défaut d'avoir accroché aux livres, j'ai bien essayé de porter un regard impartial et libre de préjugés sur la saga cinématographique, mais rien à faire : j'ai passé quatre soirées entre rire et ennui abyssal.

Alors, Twilight, de quoi ça cause ? Inutile de s'étaler longuement sur le scénario : non seulement il est tellement maigre qu'on peut facilement le résumer en trois mots, mais surtout, à moins d'avoir passé les cinq dernières années sur Mars ou enfermé dans une cave, vous ne pouvez pas avoir échappé à l'histoire d'amoûûûr entre Bella et Edwââârd. Elle (Kristen Stewart) est une jeune fille ordinaire, plutôt renfermée sur elle-même, qui quitte sa mère et le soleil de l'Arizona pour venir s'installer chez son père dans la petite ville pluvieuse de Forks, Washington. À son nouveau lycée, elle rencontre le beau et mystérieux Edward Cullen (Robert Pattinson), qui semble inséparable de son étrange famille à la peau blanche et aux yeux dorés. Fascinée, Bella découvre que le clan Cullen est en fait une famille de... vampires. Bientôt folle amoureuse d'Edward (amour réciproque, une fois que Monsieur a résisté à son envie de lui sucer le sang jusqu'à la moelle), Bella va pourtant se trouver confrontée à un terrible dilemme : quid de Jacob (Taylor "Cro-Magnon" Lautner) (pardon), son ami de longue date, pour lequel elle éprouve des sentiments confus et qui, de surcroît, appartient à une tribu de loups-garous (oui...) ennemis jurés des vampires ?


  Bella (Kristen Stewart) et Edward (Robert Pattinson)

Un triangle amoureux, donc (deux beaux gosses tout en muscles se disputant les faveurs d'une fille pourtant censée être banale et qui, en dehors d'être plutôt mignonne, n'a franchement pas de quoi casser trois pattes à un canard) étalé et disséqué sous toutes ses formes durant cinq films. Oh, certes, il y a bien une vague histoire de clans rivaux et de guéguerre entre gentils-vampires-qui-ne-tuent-que-des-animaux-pour-manger et vampires-sanguinaires-qui-comme-par-hasard-veulent-absolument-tuer-Bella, mais ces histoires qui auraient pu, à la rigueur, rentre les films prenants et tolérables passent totalement à la trappe, car ce qui intéresse les scénaristes, c'est clairement la love story. Bella aime Edward, Edward aime Bella, Jacob aime Bella, Bella aime Jacob mais aussi Edward. Eh oui, cette problématique est bel et bien ressassée sur 5x2 heures.

Il existe des films, bien sûr, qui sont tout à fait regardables et même parfois très bons, basés sur un scénario moyen ou faible. Ce qui sauve ce genre de films, c'est le jeu d'acteurs, la mise en scène, la photographie, la musique et tous les éléments techniques qui peuvent transformer le plus plat des synopsis en petit chef-d'œuvre. Le gros problème de Twilight, c'est qu'il n'y a rien de tout ça dans les films de la série. Et c'est là que les choses se corsent.

Commençons par les acteurs. Dans le rôle de Bella, on trouve Kristen Stewart, qui avait été remarquée à 12 ans en interprétant de façon très convaincante la fille de Jodie Foster dans le thriller Panic Room de David Koepp et est par la suite apparue dans des films indépendants où elle tenait des rôles plutôt mineurs (comme Into The Wild de Sean Penn). Si Stewart a prouvé qu'elle pouvait être une actrice pour le moins convenable même si pas exceptionnelle, sa prestation dans Twilight est terriblement mauvaise. Parfaitement dénuée d'expressions (elle ne manifeste ni joie, ni tristesse, ni peur, ni colère...), elle s'exprime en monosyllabes bégayantes du style "Oh, Edward, I love you, oh Edward, I'll die without you, oh Edward, kiss me." et a perpétuellement l'air de souffrir d'une forte constipation.

 Kristen Stewart : "Fuca, y'a plus qu'à !"

Du côté du beau mâle, on a Robert Pattinson, acteur anglais vu auparavant en Cedric Diggory dans Harry Potter, et que le rôle d'Edward a subitement transformé en sex-symbol pour ados prépubères du monde entier. Si je n'avais pas une haute opinion des talents de comédien de Pattsinson (surtout à cause de Twilight, d'ailleurs), j'ai récemment changé d'avis après l'avoir vu livrer une performance formidable dans Cosmopolis de David Cronenberg (le premier film dont l'acteur a apprécié le scénario, comme il l'admet lui-même). Robert Pattinson est incontestablement doué, donc ; malhereureusement, il n'a pas vraiment pu en faire profiter le spectateur dans la saga Twilight, où il son visage reste lui aussi constamment impassible, les sourcils froncés et le regard ténébreux, murmurant des mots d'amour tragique à sa dulcinée. Celui qui s'en sort le mieux est finalement Taylor Lautner, qui daigne au moins utiliser quelques expressions faciales et interprète Jacob avec simplicité et naturel. Dans les rôles secondaires, on trouve beaucoup d'inconnus, et quelques comédiens dont on se demande ce qu'ils ont bien pu aller faire dans cette galère (comme la talentueuse Bryce Dallas Howard, qui joue la méchante vampirette Victoria avec une exagération frisant le grotesque).

Ces performances plutôt désespérantes empêchent de ressentir une quelconque empathie pour les deux tourtereaux Bella et Edward, et je n'arrive toujours pas à saisir comment la horde des fans adolescentes peut bien rêver d'une relation amoureuse à la Twilight. Les deux personnages ont constamment l'air de s'ennuyer à mourir, ne sourient et ne rient jamais, ne se parlent que pour se susurrer des "I love you" déprimés. Bella apparaît comme une jeune fille terriblement morne et dépourvue d'humour que l'on aurait aucune envie de fréquenter dans la vraie vie, et on se demande franchement pourquoi tous les hommes du film lui tournent autour avec autant d'insistance. Les seuls moments où elle fait preuve d'un peu d'entrain et de joie de vivre sont ses scènes avec Jacob, où elle se comporte enfin comme une ado normale et non comme une mater dolorosa balbutiante.


Passons à la mise en scène. Côté cadrages et montage, c'est le minimum syndical, les plans s'enchaînent de facon attendue et sans réelle dynamique (70% du film, en fait, est au ralenti) ; les scènes d'action et de combats sont péniblement saccadées et agrémentées de ralentis/accélérés inutiles, et certaines séquences sont simplement ridicules ("Oh, Edward entre dans la pièce, mettons un gros ralenti, les cheveux au vent et une musique héroïque..." ; "Oh, faisons un trois-millième insert sur les beaux yeux dorés d'Edward"...). Au niveau visuel, les ambiances colorées sont poussées à l'extrême : à Forks, la lumière est perpétuellement bleue et glaciale, et en Arizona, tout baigne dans l'orange et le soleil. Dans l'ensemble, les images de ce Pacific Northwest froid et pluvieux sont plutôt belles, mais les contrastes et les couleurs sont tellement exagérés que le tout devient lassant. Les effets spéciaux, eux, sont incroyablement mauvais (dire que Le Seigneur des Anneaux a fait cent fois mieux il y a dix ans...). Les effets de "super-vitesse" d'Edward sont risibles, et les loups-garous ressemblent à de la mauvaise animation des années 1980. Quant à la bande originale, elle varie entre les obligatoires morceaux pleins de pathos et d'emphase accompagnant les scènes romantiques, et des morceaux pop-rock qui passent probablement en boucle sur NRJ. Bref, une mise en scène banale au maximum, mauvaise dans le pire des cas.


 
Jacob (Taylor Lautner) et Bella, pendant qu'Edward a le dos tourné...

Pour ne rien arranger, les films (et les romans avant eux) véhiculent des valeurs ultra-conservatrices absolument dépassées, dues au fait que Stephenie Meyer, l'auteur de la saga, est de religion mormone. Dans Twilight, surtout pas de sexe avant le mariage, surtout pas d'avortement (même quant votre bébé vous mange - littéralement - de l'intérieur...), surtout pas de quelconques tentations charnelles. On ne vit heureux (et éternel) que dans la chasteté absolue. Encore une fois, comment les jeunes filles de 2012 peuvent-elles s'identifier à une telle romance ?

Et pour couronner le tout, Twilight n'hésite pas à massacrer en beauté le mythe du vampire, créature pourtant fascinante s'il en est, et protagoniste de toute une branche de la littérature fantastique populaire depuis la fin du XIXème siècle et l'apparition du célèbre Dracula, sous la plume de Bram Stoker. Mais ici, point de vampires dangereux et avides de sang humain. Le beau Edward ne craint ni les gousses d'ail ni le crucifix, n'a pas de canines pointues, ne peut pas être tué par un pieu ou une balle d'argent, peut se regarder dans un miroir (et le fait sans doute beaucoup pour parvenir à réaliser ce brushing du tonnerre), et ne brûle pas à la lumière du soleil. Non, Edward, au soleil, se transforme en boule à facettes ("Pour faire scintiller vos soirées disco, achetez le kit Edward Cullen !"). Son seul point commun avec le vampire classique, au fond, est son immortalité (et son besoin de sang, mais seulement animal - parce que tout de même, Edward, c'est un gentil...). Par ailleurs, Edward grimpe aux murs et aux arbres à l'allure d'un écureuil, a une force physique hors du commun, des dons de télépathie et ne peut pas faire l'amour sans détruire entièrement le lit sur lequel il se trouve. Bref, une sorte de super-héros à la peau blanche et au physique parfait, qui n'a plus grand-chose à voir avec les créatures sombres et ambiguës de Stoker, Anne Rice et consorts.


Bref, Twilight est une sorte de doux Roméo et Juliette à la sauce vampire, principalement destiné à un public féminin adolescent qui se pâmera devant les beaux yeux de Robêêêrt et jalousera le sort pourtant peu enviable de Bella. Tant au niveau scnénaristique que cinématographique, la saga gothico-cucul imaginée par Stephenie Meyer est donc, dans la mesure du possible, à éviter d'urgence.

15 novembre 2012

Drive

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Titre original : Drive
Réalisateur : Nicolas Winding Refn
Avec : Ryan Gosling, Carey Mulligan, Albert Brooks, Bryan Cranston...
Date de sortie : 2011
Pays : USA
Note : ♥♥♥♥♥

"I don't sit in while you're running it down. I don't carry a gun. I drive."

Ma critique est un peu tardive et la folie Drive qui a secoué la critique et le festival de Cannes 2011 est progressivement retombée, mais mon opinion sur le film reste intacte : en adaptant le roman éponyme de James Sallis, le cinéaste danois Nicolas Winding Refn (à qui l'on doit déjà, entre autres, la très bonne trilogie Pusher) a créé là un véritable chef-d'œuvre.

Pourtant, je n'étais pas entrée dans la salle de cinéma avec une haute estime du film que j'allais voir. Le titre, la bande-annonce et l'affiche francaise (un type au volant, le regard ténébreux, baignant dans une lumière métallique et avec une typo à la Fast and Furious) me faisaient craindre un énième "film de bagnoles" à l'américaine, avec des courses-poursuites à gogo, un scénario creux, une bande originale abominable et une avalanche de clichés et de déjà-vus - bref, le genre de "popcorn flick" que j'évite habituellement avec soin.


J'ai su que je me trompais avant même l'apparition du premier plan du film. Le générique de début en disait suffisamment long : écrit avec une typo pseudo-manuscrite à l'esthétique eighties, rose bonbon (voir l'affiche américaine ci-dessus), il m'a d'abord fait penser que je métais trompée de salle et que j'étais partie pour voir une comédie romantique. Mais une fois rassurée sur ce point, j'ai compris que Drive serait loin, très loin d'un nouveau Speed ou 60 Secondes Chrono...


 Driver (Ryan Gosling)

Au niveau purement scénaristique, tous les ingrédients du thriller d'action classique sont réunis : un héros mystérieux as du volant, une jolie jeune femme esseulée, des histoires de mafia, de vengeance et de valises pleines de dollars. Situé à Los Angeles, le film suit un personnage dont nous ne connaissons pas le nom (que nous appellerons Driver, puisque c'est ainsi qu'il se définit : "I drive"...), interprété par Ryan Gosling. Pendant la journée, Driver travaille dans un garage et est conducteur-cascadeur pour le cinéma ; la nuit, il est chauffeur pour des braqueurs. Bref, les voitures, c'est son truc. Il mène une vie discrète et solitaire jusqu'au jour où il rencontre Irene (Carey Mulligan), sa voisine de palier, une jeune maman dont le mari Standard (Oscar Isaac) est en prison et qui vit seule avec son fils Benicio (Kaden Leos). Alors que Driver s'attache progressivement à Irene et Benicio, Standard est libéré et rentre chez lui. Menacé par un gang auquel il doit une grosse somme d'argent, il accepte de faire équipe avec Driver pour braquer un prêteur sur gages... Une magouille qui va entraîner des complications inattendues et tranformer le paisible personnage de Driver en justicier assoiffé de vengeance.


Un scénario solide et bien ficelé, donc, porté par des acteurs magistraux. Ryan Gosling est absolument parfait dans le rôle de ce personnage ambigu et insaisissable, silencieux à la limite de l'autisme, tour à tour doux et violent, calme et dangereux, protecteur et assassin, dont nous ne connaissons ni le nom, ni le passé ; Carey Mulligan est magnifique et impressionnante de naturel en Irene,  femme fragile mais volontaire, loin de l'image récurrente (et agaçante) de la fille sexy servant de love interest au héros. La relation qui unit Driver et Irene est d'ailleurs purement platonique, et en cela plus complexe et intéressante qu'une simple romance (Driver semble d'ailleurs presque plus attaché au petit Benicio qu'à Irene). Le choix des acteurs secondaires est inattendu mais irréprochable : la pulpeuse Christina Hendricks enlaidie pour devenir une pouffiasse de bas étage, l'acteur comique Albert Brooks et la "gueule" Ron Perlman dans le rôle des mafieux Bernie Rose et Nino... Leurs performances sont toutes excellentes et portent admirablement le scénario de bout en bout.


 Irene (Carey Mulligan)

Mais le véritable génie de Drive réside dans sa mise en scène (dont il a très justement reçu le prix à Cannes en 2011). Tout le film est à l'image de la typo rose du titre : aux antipodes des stéréotypes du genre. Ici, pas de montage nerveux et ultra-rapide, pas de courses-poursuites interminables, pas de nombreux plans sur les voitures ou les grands décors environnants. Refn multiplie les gros plans, accordant une importance toute particulière aux visages et aux regards (davantage qu'aux dialogues, qui sont courts et rares, faisant la part belle aux longs silences) ; c'est là l'une des similitudes que Drive entretient avec le genre du western*. Le montage est lent, lancinant, prenant le temps d'installer des ambiances sans pour autant rendre le film ennuyeux une seule seconde. (De plus, certains passages rompent la chronologie en faisant soudainement un bond en avant dans le temps, de façon à rythmer les séquences et à ajouter au mystère.) Les ralentis sont nombreux, et certaines scènes, magnifiques, semblent réellement figées dans le temps, à l'image de ce plan à la fin du film : après une confrontation finale avec Bernie Rose au cours de laquelle il a été blessé, Driver est assis au volant de sa voiture, immobile, couvert de sang, les yeux ouverts et le regard fixe... Mort ? C'est ce que l'on pense et craint pendant les 1 minute 10 (!) que dure le gros plan sur son visage, avant qu'enfin, il cligne très lentement des paupières...


À cette lenteur s'opposent quelques subites explosions de violence, particulièrement intenses car tout à fait inattendues, à la dynamique presque Quentin-Tarantinesque. Riches en hémoglobine, ces séquences illustrent la brusque transformation de Driver en tueur de sang-froid sans aucune pitié, éliminant tous ceux qui menacent ses protégés Irene et Benicio. À mesure que le film se déroule, la veste blanche immculée de Driver se tache peu à peu de sang, symbolisant sa descente progressive dans un cercle vicieux de vengeance et de violence.


Le travail sur les cadrages, les couleurs et la lumière est sublime. Le réalisateur exploite énormément la profondeur de champ et les variations de focale, chaque séquence a sa propre ambiance et ses propres couleurs, chaque plan est d'une incroyable beauté plastique et a été travaillé minutieusement, sans aucun détail laissé au hasard. La lumière est utilisée à des fins esthétiques défiant par moments toute forme de réalisme ; il en va ainsi de la fameuse "scène de l'ascenseur", où l'éclairage change et s'adoucit brusquement au moment où Driver se penche pour embrasser Irene, avant de revenir ensuite à la normale, rompant le charme, lorsque Driver attaque soudain l'homme se trouvant dans l'ascenseur avec eux. Autre exemple, la scène de l'affrontement entre Driver et le mafieux Nino sur une plage déserte, en pleine nuit, périodiquement éclairée  par la lumière blafarde d'un phare.


 Un Driver couvert du sang de ses victimes après une violente fusillade...

La bande sonore est elle aussi originale et parfaitement maîtrisée. De longs silences occupent la majeure partie du film, y compris dans certaines scènes d'action, ce qui leur donne un tout autre caractère et permet au spectateur de se focaliser davantage sur ce qui se passe à l'image. Par ailleurs, Refn brouille les pistes entre son diégétique et extra-diégétique, comme dans cette scène dans l'appartement de Driver, où l'on entend parfaitement la musique (en extra-diégétique) venant de chez ses voisins (diégétique) alors qu'elle devrait logiquement être basse et étouffée ; elle ne devient diégétique qu'au moment où Driver quitte son appartement pour aller retrouver Irene dans le couloir. De façon générale, le choix des musiques est excellent mais déroutant, entre morceaux lancinants à la Brian Eno et chansons pop tendance eighties offrant des séquences presque kitsch (comme par exemple la scène où Driver, Irene et Benicio se promènent en voiture dans un lit de rivière asséché, avec une lumière chaude à la Sofia Coppola et au son de Real Hero de College...).

Drive est donc une excellente surprise qui bouleverse totalement les codes du "film de voitures", avec une dynamique unique, un personnage principal mémorable, un style visuel et sonore époustouflant et des acteurs ultra-convaincants. Un thriller aussi prenant que magnifique, à ne pas manquer.


*Pour une analyse développée sur la question du western dans le 
film, lire mon dossier La figure du cowboy moderne dans Drive.