9 juin 2011

Mulholland Drive


Titre original : Mulholland Drive
Réalisateur : David Lynch
Avec : Naomi Watts, Laura Elena Harring, Justin Theroux, Patrick Fishler...
Date de sortie : 2001
Pays : USA
Note : ♥♥♥♥♥ 

 "I hope that I never see that face, ever, outside of a dream." 

[Attention : cette critique contient des spoilers.]

Je poursuis la série David Lynch avec le premier de ses films que j'aie vu, et qui reste, aujourd'hui encore, l'un de mes préférés. Mulholland Drive - avant-dernier long-métrage de Lynch avant Inland Empire en 2006 - fait partie des films les plus complexes et aboutis du cinéaste, et requiert au minimum quatre ou cinq visionnages si l'on désire comprendre l'oeuvre dans les moindres détails. Personnellement, même après avoir vu le film une bonne quinzaine de fois, je continue à découvrir de nouveaux indices à chaque visionnage. Comme souvent chez Lynch, le spectateur n'est pas passif mais participe activement à l'interprétation et au décryptage du film.

L'histoire : Betty Elms (Naomi Watts) est une jeune actrice canadienne venue tenter sa chance à Hollywood, où sa tante lui a prêté une maison. Alors que Betty s'y installe, elle découvre sous la douche une femme brune, Rita (Laura Helena Harring), venue se réfugier dans la villa après un accident de voiture qui l'a laissée totalement amnésique. La seule chose que possède Rita est un sac à main, contenant une grosse somme d'argent et une étrange clé bleue. Ensemble, les deux femmes vont tenter de percer les mystères qui entourent l'identité de Rita...

Le synopsis pourrait s'arrêter là. Mulholland Drive serait alors un énième thriller sur une quête de la vérité, sans originalité particulière. Mais ce serait mal connaître l'esprit tortueux de David Lynch, qui nous offre ici mille fois plus qu'un bon polar. En effet, le résumé ci-dessus ne couvre qu'une partie du film ; la vraie histoire, celle que l'on commence à soupçonner dans le dernier tiers de Mulholland Drive, est infiniment plus complexe, intrigante et typiquement lynchienne. Je précise que j'ignore si mon interprétation du film est la bonne, ou la seule valable, mais je vais malgré tout essayer de la partager avec vous. Attention : si vous n'avez jamais vu le film, vous risquez d'être perdus en lisant ce qui suit.

Le film, en réalité, est composé de deux parties ; la première, d'une durée de presque deux heures, est un rêve, une illusion se déroulant dans la tête du personnage principal. La seconde partie, qui dure une trentaine de minutes, nous ramène brutalement à la réalité en chamboulant tout ce que les deux premières heures ont construit pour le spectateur. (Notons que Lynch s'est indubitablement inspiré, pour la construction globale de son film, de l'œuvre de la réalitrice Maya Deren, et notamment de son court-métrage Meshes of the Afternoon, 1943.)

Dans la partie "Rêve", celle qui raconte l'histoire de Betty et Rita, nous avons deux personnages féminins radicalement opposés. D'un côté, il y a Betty, blonde vêtue de rose, innocente, naïve et enfantine, à qui tout semble réussir. Elle vit dans une villa somptueuse, sa carrière d'actrice démarre de façon très prometteuse, et elle guide et épaule Rita dans sa quête identitaire. Rita semble être l'exact opposé de Betty - brune, mature, sensuelle, toujours vêtue de rouge et de noir, mystérieuse et mêlée à de sordides affaires. Elle est en position de faiblesse par rapport à Betty, seule, effrayée et amnésique. Betty, elle, guide littéralement une Rita peu sûre d'elle, prenant totalement en main leur "enquête" - un point important pour la compréhension de la suite des événements.

En parallèle de l'histoire des deux jeunes femmes, plusieurs autres axes narratifs se développent : d'un côté, la journée mouvementée du jeune réalisateur Adam Kesher (Justin Theroux), manipulé par la mafia locale et forcé d'engager sur son nouveau film une starlette dont il ne veut pas, Camilla Rhodes (Melissa George) ; de l'autre, les agissements louches d'un tueur maladroit cherchant à s'emparer d'un mystérieux carnet noir ; et enfin, l'étrange discussion entre un psychologue (Michael Cooke) et son patient Dan (Patrick Fischler), qui lui raconte un rêve avant de mourir dans d'étranges circonstances.

A priori, toutes ces histoires ne sont pas liées, ou du moins, on n'en a pas la preuve pendant la première partie du film. L'atmosphère est lourde et effrayante, et la multiplication des intrigues laisse le spectateur aussi fasciné que perplexe. Paradoxalement, Mulholland Drive ne devient cohérent qu'au moment où tout le récit s'effondre. On entre alors dans la deuxième partie du film, que j'ai appelée la partie "Réalité".

La transition entre les deux parties s'effectue lors d'une scène intense et effrayante durant laquelle Betty et Rita, toujours dans le cadre de leur enquête, se rendent dans un petit theâtre appelé le Club Silencio. Là, sur une scène ornée des rideaux rouges si chers à David Lynch, un homme en smoking récite d'étranges paroles. "Vous entendez un orchestre, et pourtant il n'y en a pas. Tout ceci n'est qu'un enregistrement. Il n'y a pas de musiciens. Tout n'est qu'une illusion." Tout n'est qu'une illusion - voilà la clé de l'intrigue du film. Dans son sac à main, Betty trouve soudain une boîte bleue, de la même couleur que la clé que possédait Rita. De retour à la villa, Rita s'empare de la clé et ouvre la boîte, dans laquelle la caméra plonge... Fondu au noir.

Puis une voix : "Hey, pretty girl... Time to wake up." Lynch nous prévient que l'illusion vient de se terminer. Nous sommes à présent réveillés, nous sommes dans le réel.

Dans la scène suivante, nous retrouvons Betty, allongée dans son lit, hagarde et maladive. Sauf que bientôt, on apprend que Betty ne s'appelle plus Betty Elms, mais Diane Selwyn. Lorsque Rita réapparaît à l'écran, c'est sous le nom de Camilla Rhodes. Et cette fois, les relations entre les deux femmes sont radicalement inversées. Diane est une actrice ratée, perpétuellement dans l'ombre de Camilla, qui la traite avec pitié et condescendance. Amoureuse de Camilla, Diane ne supporte pas de voir celle-ci dans les bras d'Adam Kesher, le jeune réalisateur prometteur déjà vu dans la première partie du film. Ainsi, un par un, tous les personnages énigmatiques que l'on a croisés au cours des deux premières heures du film reviennent, se croisent, interagissent. Les connexions se font, les intrigues parallèles se regroupent pour n'en former qu'une seule...

Après avoir compris l'existence rejetée et misérable de Diane, il devient relativement aisé de comprendre la première partie de Mulholland Drive. Diane, dans son rêve/illusion, s'est construit un personnage idéalisé, la jeune et innocente Betty, le strict opposé d'elle-même. De la même façon, Camilla, la femme dominatrice et méprisante qui l'a tant fait souffrir dans la réalité, devient une victime, soumise aux désirs de Betty. Même chose pour Adam Kesher, à qui Diane fait subir une véritable descentes aux enfers dans le scénario idéal qu'elle a construit sans son inconscient. La première partie du film représente la vie que Diane aurait aimé vivre, et la seconde celle qu'elle vit en réalité.

Bien sûr, il est difficile de saisir l'intrigue dans ses moindres ramifications en n'ayant vu Mulholland Drive qu'une seule fois. Généralement, au premier visionnage, le sentiment dominant chez le spectateur est plutôt la frustration et la perplexité. Mais c'est la que réside toute la beauté et le génie de David Lynch - au lieu de nous servir les réponses sur un plateau, il nous pousse à les découvrir par nous-mêmes. Ainsi, chaque personnage, chaque lieu, chaque réplique se doit d'être étudiée et analysée en détail, et ce n'est qu'en s'immergeant totalement dans le film qu'on va le comprendre dans sa totalité, et se rendre compte que tout se tient, que rien n'est laissé au hasard.

Mulholland Drive est, je le disais, l'un des films les plus aboutis de Lynch, l'un de ceux où le cinéaste développe le plus en profondeur les thèmes qui lui sont chers : la dualité, la folie, la face cachée de l'Amérique. Comme dans Blue Velvet, Lost Highway ou Twin Peaks, on retrouve l'éternelle opposition entre la femme blonde et la femme brune, l'innocence et la perversion, l'enfant et l'adulte, le Bien et le Mal. Betty et Rita, ce sont les Sandy et Dorothy de Blue Velvet, les Laura Palmer et Maddy Ferguson de Twin Peaks, les Renee et Alice de Lost Highway. Pour la troisième fois, Lynch fait jouer à une même actrice deux rôles différents, poussant à l'extrême ce thème du doppelgänger présent dans toute sa filmographie.

Lynch poursuit également son exploration des dessous du rêve américain, rêve qui vire encore une fois au cauchemar. Après avoir révélé les secrets sanglants cachés sous les apparences paisibles de petites villes de province (Twin Peaks, Blue Velvet), c'est cette fois à Hollywood que se déroule l'action du film, dans le milieu de l'industrie cinématographique. Là encore, les paillettes, somptueuses villas et tapis rouges ne sont qu'une façade, un décor de carton-pâte masquant une réalité bien plus sordide et inquiétante, à base de meurtres, de trahison, d'autodestruction et de désillusion. Contrairement à Blue Velvet et son déconcertant happy end, la fin de Mulholland Drive est brutale et pessimiste, comparable à celle de Twin Peaks (la série) dans la mesure où l'on assiste, impuissants, à une victoire des aspects les plus sombres de l'âme humaine.

La qualité du film, en dehors de son scénario époustouflant, est dûe en grande partie à ses actrices principales, Naomi Watts et Laura Helena Harring, qui livrent chacune une magnifique double performance, touchante, intense et dérangeante. Les seconds rôles sont eux aussi parfaitement écrits et interprétés, que ce soit le personnage troublant de Dan, le patient du psychologue ; Coco, l'inquiétante concierge de Betty ; Joe, le tueur à gages raté ; ou Woody Katz, l'acteur un brin pervers qui accompagne Betty dans son premier casting. Mention spéciale à Angelo Badalamenti qui, en plus d'avoir écrit la sublime bande originale du film, apparaît à l'écran dans le rôle de Luigi Castigliani, mafieux glacial et capricieux qui recrache consciencieusement le café qu'on lui sert, dans une scène aussi aburde qu'hilarante, clin d'oeil probable à Dale Cooper et son adoration sans bornes du café noir.

Mulholland Drive est donc, par bien des aspects, l'œuvre de Lynch qui explore le plus en détails la totalité des thématiques chères au cinéaste. Notons également qu'il s'agit du premier film où le héros masculin est complètement évincé, au profit de personnages principaux exclusivement féminins (une évolution que l'on retrouvera cinq ans plus tard dans Inland Empire). Thriller passionnant, inquiétant et troublant, film expérimental à l'intrigue complexe, Mulholland Drive continue à fasciner même au énième visionnage. Du pur et excellent David Lynch.

22 mai 2011

Twin Peaks


Titre original : Twin Peaks
Créateur : David Lynch
Avec : Kyle MacLachlan, Michael Ontkean, Sherilyn Fenn, Lara Flynn Boyle...
Dates de diffusion : 1990-1991
Pays : USA
Note : ♥♥♥♥♥ 

" You know, this is - excuse me - a damn fine cup of coffee."

Après Blue Velvet, je continue sur ma lancée lynchienne avec la série qui a révolutionné l'histoire de la télévision dans les années 1990 : Twin Peaks. Le problème, c'est qu'il est très difficile d'écrire une critique de Twin Peaks, sans en dévoiler trop, sans embrouiller les lecteurs étrangers à l'histoire. Pour faire simple, disons qu'il s'agit de la meilleure série télévisée jamais créée (et tout le monde est d'accord là-dessus), la série qui en a inspiré tant d'autres, la série devenue culte immédiatement après sa diffusion et qui l'est toujours. L'une des très rares œuvres à laquelle j'ai accordé cinq ♥ sur ce blog (et ce n'est pas peu dire).

La série, écrite par David Lynch et Mark Frost et première œuvre pour la télévision de Lynch (suivra notamment la mini-série non-narrative Rabbits en 2002), fut initialement diffusée sur la chaîne américaine ABC en avril 1990. Elle comporte 30 épisodes rassemblés en deux saisons de longueur inégale (saison 1 : pilote + 6 épisodes ; saison 2 : 23 épisodes), et chaque épisode équivaut à une durée d'une journée dans la narration.

L'histoire : dans la paisible bourgade de Twin Peaks, à la frontière canadienne, on retrouve le corps sans vie de la jeune Laura Palmer (Sheryl Lee), lycéenne de 17 ans, enveloppée dans une bâche en plastique et sauvagement assassinée. Les autorités locales, menées par le sheriff Harry Truman (Michael Ontkean) ouvrent une enquête sur le meurtre, aidés par l'agent spécial Dale Cooper (Kyle MacLachlan), envoyé sur les lieux par le FBI. Bien vite, ce dernier se rend compte que Laura Palmer est loin d'être l'adolescente pure et innocente qu'on lui avait décrite ; et plus il va s'enfoncer dans les méandres de cette affaire compliquée, plus Cooper va comprendre que Twin Peaks et ses habitants cachent de sombres et inavouables secrets...

L'intrigue de base paraît donc simple : un meurtre, une enquête, et une équipe de policiers en guise de héros. Au fond, rien de bien révolutionnaire. Sauf que Twin Peaks va beaucoup, beaucoup plus loin. Ce qui démarre comme une simple affaire policière devient vite une intrigue bien plus complexe, bien plus tordue (après tout, nous sommes chez David Lynch). Dès les premiers épisodes, certains indices nous font comprendre que nous n'évoluerons pas uniquement sur un terrain réaliste, mais aussi dans un monde fantasmagorique, onirique et surnaturel. Le héros, Cooper, est certes un brillant agent du FBI, mais pas seulement : il est en effet persuadé que ses rêves, aussi absurdes soient-ils, sont des indices qui l'aideront à résoudre le mystère du meurtre - ce qui se vérifiera par la suite. Très tôt, les personnages mentionnent d'étranges pouvoirs à l’œuvre dans la forêt. Très tôt également, Lynch déconcerte totalement le spectateur en incluant dans le paysage réaliste des séquences aussi irréelles qu'effrayantes, peuplées de nains parlant à l'envers, de café solide et de pièces aux rideaux rouges. Rêve, vision ou réalité, on ne le saura que bien plus tard (et encore).

Twin Peaks parvient donc à instaurer un audacieux mélange des genres, sans jamais pour autant tomber dans le ridicule ou le peu plausible. Chaque élément, réel ou fantastique, est intégré de façon si convaincante au scénario que tout se tient parfaitement et qu'on ne remet jamais sa crédibilité en cause. En ce sens, la série réussit là où, par la suite, beaucoup ont échoué (voir le délire mystico-fantastique de Lost, par exemple...). 

L'autre grande qualité de Twin Peaks réside dans le développement de ses protagonistes. Le pari n'était pas gagné d'avance : en effet, au lieu d'avoir affaire à un nombre restreint de personnages évoluant dans un espace réduit (exemples : les quelques médecins de l'hôpital d'Urgences ; les quatre copines de Desperate Housewives...), Lynch s'attaque ici à la population de toute une ville. Certes, il y a des personnages plus ou moins importants ; mais le nombre de personnages dits "principaux", c'est-à-dire essentiels à l'intrigue, s'élève probablement à une bonne trentaine. Pas facile, dans ces conditions, de développer chacun des protagonistes en profondeur et d'éviter les personnages superficiels.

David Lynch et Mark Frost y réussissent parfaitement. Chacun des personnages est admirablement bien écrit, bénéficie d'une vraie personnalité et surtout, d'une vraie originalité. Tous les habitants de Twin Peaks possèdent un ou plusieurs traits de caractère uniques, qui en font des personnages mémorables et attachants (dans le bon ou le mauvais sens du terme, selon s'ils sont "gentils" ou "méchants"). Il y a Nadine (Wendy Robie), la trentenaire borgne obsédée par les tringles à rideaux ; Andy (Harry Goaz), l'adjoint du sheriff peureux et maladroit qui fond en larmes à la vue d'un cadavre ; l'agent du FBI Gordon Cole (David Lynch himself), sourd comme un pot et qui ne s'exprime qu'en hurlant ; Leland Palmer (Ray Wise), le père de la victime, qui manifeste sa tristesse en chantant et dansant comme un hystérique ; Dr. Jacoby (Russ Tamblyn), le psychiatre hippie de Laura, fan d'Hawaï et de tours de magie... Ce sont ces personnages hauts en couleur qui font une bonne partie du charme de la série, d'autant plus qu'ils sont joués par une brochette d'acteurs tout à fait convaincants.

Et puis, bien sûr, il y a le héros, Special Agent Dale Cooper, qui découvre avec un œil neuf - et très enthousiaste - la vie provinciale. Cooper s'extasie devant la beauté des arbres qui peuplent les forêts de Twin Peaks, s'émerveille systématiquement devant le café qu'il boit à longueur de journée, et n'enquête jamais sans être accompagné par un gigantesque plateau de donuts. Il commence ses journées par quelques exercices de méditation tibétaine, a des visions de nains et de géants qui l'aident dans l'affaire du meurtre, et ne se sépare jamais d'un mini-magnétophone avec lequel il enregistre des messages adressés à Diane, sa secrétaire qu'on ne verra jamais (messages qui peuvent aussi bien concerner l'enquête en cours que le prix et le contenu exact de son petit déjeuner). Comme pour les personnages secondaires, c'est cette accumulation de détails originaux qui font tout le sel du personnage. Sans compter que tout excentrique qu'il puisse paraître, Cooper est aussi un excellent agent du FBI, futé et drôle, franc et direct, cool et laconique en toutes circonstances, et qui compte autant sur le surnaturel que sur la science pour résoudre sa difficile enquête. Un héros comme on les aime, en somme, superbement interprété par le trop rare Kyle MacLachlan.

Le succès monumental de Twin Peaks vient aussi, très certainement, du don pour le suspense des deux auteurs. Ceux-ci parviennent à ménager une tension quasi-insoutenable pendant toute la série, sans jamais faiblir. Chaque épisode comporte son lot de révélations, d'indices et de retournements de situation ; aucun élément n'est laissé au hasard, tout est cohérent jusque dans les moindres détails. Et, comme souvent dans les séries, chaque épisode se termine sur un magistral cliffhanger qui laisse le spectateur totalement en état de manque. Et si le meurtre de Laura Palmer, intrigue-clé de la série, est résolu avant la fin de la deuxième saison, c'est uniquement pour que l'intrigue puisse mieux s'épaissir par la suite, relançant l'histoire après une fausse conclusion... jusqu'à la vraie fin de la série, véritable coup de poing dans l'estomac du spectateur, qui n'est pas prêt de l'oublier (je n'en dirai pas plus, évidemment).

Au-delà de la qualité de son écriture et de son scénario, Twin Peaks est aussi magnifique sur le plan technique et cinématographique. Comme toujours chez Lynch, chaque plan sans exception est d'une beauté époustouflante, notamment grâce à un jeu de lumières, rougeâtres et très contrastées, qui fait l'identité visuelle de la série. Encore une fois, Lynch nous prouve son talent pour rendre des lieux en apparence anodins chargés d'une lourde ambiance - effrayante, inquiétante ou chaleureuse, selon les cas. Et puis, Twin Peaks ne serait bien sûr pas la même sans sa musique, créée par le compositeur attitré de Lynch, Angelo Badalamenti. Pendant toute la série, cinq ou six thèmes musicaux récurrents se succèdent, chaque thème représentant une atmosphère particulière. La musique, douce et lancinante, est quasi-omniprésente dans chacun des épisodes.

Twin Peaks est donc une série (très) proche de la perfection sous tous ses aspects, que ce soit par son scénario, le jeu de ses acteurs, la qualité de l'image ou de la bande originale... Tout en étant un peu plus "accessible" que certains autres films de Lynch (notamment Mulholland Drive, Eraserhead ou Inland Empire...), la série porte tout de même bien la patte personnelle et unique du réalisateur. Après Blue Velvet (1986), Lynch poursuit son exploration des petites villes de province, porteuses de bien des mystères et des secrets... et signe ici l'un des monuments de l'histoire du cinéma et de la télévision, tout simplement. Bref, si vous ne deviez voir qu'une seule série dans votre courte existence, que ce soit Twin Peaks.

13 mai 2011

Le Bal des Actrices


Réalisateur : Maïwenn Le Besco
Avec : Marina Foïs, Karine Viard, Maïwenn, Muriel Robin...
Date de sortie : 2009
Pays : France
Note : ♥♥♥♥ 

 "Je pense qu'on ne fait pas ce métier si on n'est pas névrosé." 

Lors de sa sortie, Le Bal des Actrices ne m'a absolument pas attirée. À vue de nez, je considérais le film comme une énième comédie dramatico-romantique française, dont la promotion est basée sur les visages d'une belle brochette d'actrices connues et appréciées du public - Julie Depardieu, Karin Viard, Charlotte Rampling, Jeanne Balibar, Muriel Robin, Marina Foïs... Je n'avais pas non plus prêté attention au premier long-métrage de Maïwenn (soeur de l'actrice Isild Le Besco), un drame autobiographique appelé Pardonnez-moi (2006) ; je ne connaissais donc rien du style extrêmement particulier de la jeune réalisatrice.

Le Bal des Actrices est en effet à l'opposé du film français de base dont le public est si friand. Il est à vrai dire difficile de déterminer s'il s'agit d'un documentaire ou d'une fiction. Le concept est extrêmement original : toutes les actrices jouent leur propre rôle, et Maïwenn joue également le sien : celui d'une jeune réalisatrice qui, équipée d'une petite caméra numérique, désire approcher toutes ces femmes afin de tourner son second long-métrage, un documentaire visant à révéler leur vrai visage, loin du glamour et de leur image de célébrité inaccessible.  La quasi-totalité du film est vu à travers la caméra de Maïwenn, suivant les actrices dans leur vie quotidienne, sur leurs tournages, pendant leurs séances de Botox...

On ne sait jamais exactement quelles parties du film sont écrites, et lesquelles sont entièrement prises sur le vif, comme un véritable documentaire. Les acteurs sont tous d'un naturel si désarmant qu'on oublie totalement qu'il y a une part de fiction dans tout cela. Lorsque Maïwenn suit ses actrices sur leurs tournages, on aperçoit les vrais réalisateurs des vrais films qu'elles tournent : Bertrand Blier, Jacques Weber... Les seuls rôles fictifs du film sont celui du médecin de Marina Foïs, interprété par l'acteur Laurent Bateau, et le producteur de Maïwenn, joué par Nicolas Briançon. Le rappeur Joey Starr fait ses débuts au cinéma en interprétant (toujours dans son propre rôle) le mari de Maïwenn - d'une façon si réaliste que j'étais réellement persuadée qu'ils étaient mariés à la ville, avant d'apprendre que Maïwenn était en fait l'épouse d'un homme tout à fait différent (Joey Starr a d'ailleurs reçu un César pour sa prestation).

Le Bal des Actrices nous révèle donc le "vrai" visage (jusqu'à quel point ?) de toutes ces actrices connues, les dévoilant sans maquillage, mal coiffées, au sortir du lit, en plein caprice de star, en larmes après une audition ratée, en pleine dispute avec un réalisateur peu compréhensif... Le tout filmé caméra au poing, comme n'importe quel reportage. On y croit pendant toute la durée du film, trouvant ces femmes tour à tour sympathiques, touchantes, exaspérantes, prétentieuses ou hilarantes. Maïwenn glisse aussi dans son film une certaine critique du show-business français, notamment grâce au personnage arrogant de son producteur, un homme qui accepte de financer son film uniquement si elle filme "de vraies actrices à la mode" (et il lui cite Estelle Lefébur...) ou encore le personnage d'une jeune réalisatrice branchée qui recherche uniquement des comédiennes "populaires" (Cécile de France et Marion Cotillard...).

La fin du film est une mise en abîme tout sauf happy end : lors de la projection en avant-première de son film, Maïwenn se fait huer par toutes les actrices qui y figurent, se plaignant qu'il s'agit davantage d'un documentaire sur elle-même que sur les actrices. Le film subit un tel tollé que le producteur décide de le retirer du marché, annonçant la nouvelle à une Maïwenn en larmes. Cette fin contraste évidemment du tout au tout avec la réalité, dans laquelle Le Bal des Actrices eut un accueil triomphal autant public que critique, et nous rappelle que tout ce qu'on vient de voir n'était qu'une mise en scène. Comme avec Pardonnez-moi, on sort du film avec un sentiment de confusion totale entre réel et fiction, se demandant à quel point ces actrices ont réellement accepté de se "mettre à nu" devant la caméra inquisitrice de Maïwenn.

Le seul point du film que je n'ai pas apprécié - même si je reconnais l'audace et l'originalité de l'idée - est que de temps à autre, le film est coupé par une séquence chantée, façon comédie musicale, où chacune des actrices interprète tour à tour une chanson qui lui correspond. Les couleurs et les costumes sont d'un kitsch qui contraste étrangement avec le réalisme pointu du reste du film, peut-être pour nous rappeler que nous avons affaire à une fiction plus qu'à un documentaire... mais je suis restée insensible à ces séquences clippesques et artificielles.

En dehors de ces scènes, le film est passionnant, et on se fiche, finalement, que ce qu'on voit soit vrai ou faux ; on y croit à chaque seconde, et c'est l'essentiel. Même si certains points sont entièrement mis en scène, on devine qu'il y a indéniablement une grande part de vérité chez toutes les actrices, qu'elles sont davantage elles-même qu'un personnage qui ne leur correspond pas. Le film ne comporte ni scénario ni trame narrative, mais on suit avec plaisir et curiosité ces moments de vie crus et sans fard de toutes ces femmes qu'on ne voit d'habitude que dans des rôles fictifs.

Le deuxième long-métrage de Maïwenn est à la fois en rupture et en continuité avec son film précédent - toujours autobiographique, toujours proche du réel, mais en se concentrant cette fois non pas sur elle-même mais sur d'autres personnes. Son style unique en fait un film déroutant et surprenant, mais qu'on regarde avec beaucoup de plaisir. C'est donc avec une certaine impatience que j'attends Polisse, le troisième long de la réalisatrice, prévu pour fin 2011.

5 mai 2011

Blue Velvet


Titre original : Blue Velvet
Réalisateur : David Lynch
Avec : Kyle MacLachlan, Isabella Rosselini, Laura Dern, Dennis Hopper...
Date de sortie : 1986
Pays : USA
Note : ♥♥♥♥

"I can't figure out if you're a detective or a pervert." 

Je me rendais compte récemment que depuis que je tiens ce blog, je n'avais encore jamais écrit de critique d'un film de David Lynch - réalisateur dont je suis pourtant totalement fan depuis longtemps. Comme j'ai récemment revu Blue Velvet, j'en profite pour le commenter aujourd'hui. 

Blue Velvet est le quatrième long-métrage de David Lynch, après le très troublant Eraserhead, le drame en noir et blanc Elephant Man et le déconcertant film de science-fiction Dune, qui fut un relatif échec public et critique en 1984. Blue Velvet explore une thématique chère à Lynch, que l'on retrouvera par la suite dans plusieurs de ses autres films et particulièrement dans sa série Twin Peaks (1990) : les sordides secrets cachés sous les apparences paisibles d'une petite ville de province.

Blue Velvet raconte la dangereuse descente aux enfers de Jeffrey Beaumont (Kyle MacLachlan), jeune étudiant qui voit son monde tranquille s'effondrer au moment où il trouve, dans l'herbe verte de la paisible bourgade de Lumberton, une oreille humaine fraîchement coupée. Après avoir apporté l'oreille à un détective travaillant pour la police locale, Jeffrey se lie d'amitié avec la fille de celui-ci, Sandy (Laura Dern) ; ensemble, les deux jeunes gens vont mener leur propre enquête pour tenter de percer le mystère. Sandy, grâce à sa parenté avec le détective chargé de l'affaire, en apprend plus qu'elle ne le devrait et partage ces informations avec un Jeffrey enthousiaste qui se transforme rapidement en enquêteur amateur. Lorsque Sandy lui cite le nom d'une certaine Dorothy Vallens (Isabella Rosselini), chanteuse de cabaret, Jeffrey se met en tête de l'espionner et se cache dans son appartement. Sans le savoir, il pénètre alors un monde aussi mystérieux que menaçant, et va vite se retrouver pris au piège, confronté à de dangereux individus, notamment le psychopathe Frank Booth (Dennis Hopper), ainsi qu'à ses fantasmes les plus inavoués...

Le film s'ouvre sur une série de plans montrant une petite ville américaine idéalisée : fleurs rouges poussant au pied de clôtures d'un blanc étincelant sur fond de ciel bleu azur, pelouses verdoyantes arrosées par des habitants souriants..., le tout sur une douce chanson rétro de Bobby Vinton, qui donne son titre au film. Pourtant, dès le début, les images créent un certain malaise. On devine très vite que cette perfection n'est qu'une apparence, que cette bourgade idéale est artificielle. En effet, quelques minutes plus tard, la caméra s'enfonce dans l'herbe verte pour filmer en gros plan... une oreille humaine, à moitié décomposée et dévorée par une multitude d'insectes grouillants. La musique est remplacée par le son de ces insectes, largement amplifié, faisant de la scène une véritable vision d'horreur, grotesque et écœurante.

À partir de là, toute l'innocence, la tranquillité et la paix de la petite ville paraissent faux. Les costumes sont trop kitsch pour être crédibles, les dialogues trop niais (la première rencontre entre Sandy et Jeffrey ressemble à un mauvais épisode de soap opera), le jeu des acteurs trop forcé. C'est là un procédé entièrement volontaire de la part de Lynch, qui voulait qu'au moment où l'intrigue bascule, tout le reste bascule avec elle. Blue Velvet devient réaliste une fois que les apparences sont détruites, une fois qu'on pénètre dans le monde secret et souterrain qu'abrite la ville de Lumberton.

Les acteurs révèlent seulement à ce moment-là l'étendue de leur talent, livrant tous des prestations mémorables - Kyle MacLachlan joue à la perfection le mélange d'innocence et de perversité qui anime son personnage de détective amateur, Isabella Rosselini est saisissante en femme perturbée, tour à tour victime et tortionnaire, et Dennis Hopper livre une interprétation hallucinée de son personnage sadique, violent, shooté à l'oxygène et dangereusement fou.

Comme toujours chez Lynch, le malaise est permanent, même dans les scènes les plus triviales et en apparence joyeuses, bercées par la musique toujours opressante de son compositeur fétiche, Angelo Badalamenti (que l'on aperçoit d'ailleurs au piano dans une séquence où Dorothy chante Blue Velvet au cabaret). Le soit-disant happy end du film en est l'exemple parfait : dans un monde apparemment revenu à la normale, le spectateur demeure cependant habité par un sentiment d'inquiétude. Sur l'un des derniers plans, on aperçoit un oiseau qui, tout au long du film, est présenté comme un symbole d'amour et de bonheur ; mais dans son bec, l'oiseau tient un scarabée mort, ce même scarabée qui dévorait l'oreille coupée au début du film... "It's a strange world", dit Sandy à un Jeffrey plus perturbé qu'heureux.

L'oiseau est d'ailleurs une référence directe à la série Twin Peaks créée par Lynch quelques années plus tard, dans laquelle on voit exactement le même dans le premier plan du générique - signe d'une nouvelle plongée dans les dessous d'une petite ville américaine. En ce sens, Blue Velvet est un véritable "premier jet" de Twin Peaks, une ébauche de ce que la série explorera plus en profondeur et en complexité. Violence, meurtre et viol sont à nouveau au programme - et le personnage principal de Twin Peaks, Special Agent Cooper du FBI qui plonge au coeur des secrets de la ville, est indéniablement la continuité, la version plus mature de l'apprenti enquêteur qu'était Jeffrey Beaumont (Cooper est interprété par le même Kyle MacLachlan). La thématique de la "face cachée de l'Amérique" sera encore explorée par Lynch dans le plus récent Mulholland Drive en 2001, dont l'intrigue se passe cette fois à Hollywood.

Blue Velvet est un film à multiples facettes, tour à tour thriller, comédie noire (de cet humour absurde caractéristique de Lynch), film érotique et voyage initiatique ; une œuvre déroutante et malsaine qui ne laisse pas indifférent. L'un des (nombreux) chefs-d'œuvre de David Lynch.

27 février 2011

127 Heures


Titre original : 127 Hours
Réalisateur : Danny Boyle
Avec : James Franco, Clémence Poésy, Kate Mara, Amber Tamblyn...
Date de sortie : 2010
Pays : USA/Angleterre
Note : ♥♥♥♥♥  

"Lesson : don't buy the cheap made-in-China multi-tool.
I tried to find my Swiss-Army knife, but..."

[ATTENTION : cette critique contient des spoilers. Si vous n'avez pas vu le film, que vous ne connaissez pas l'histoire vraie dont il est tiré et ne désirez pas en connaître l'issue, ne lisez pas les lignes qui suivent !]

Après la critique de l'angoissant et claustrophobe Buried et son personnage enfermé dans un cercueil pendant 1h30, voici un nouvel épisode de "Je suis dans une grosse galère et j'y reste pendant toute la durée du film". Sauf que cette fois, il s'agit non pas d'une fiction sortie de l'esprit un brin tordu d'un scénariste débutant, mais d'une histoire vraie portée à l'écran avec une précision quasi-documentaire. En effet, l'homme qui a insiré le film étant encore en vie, il a pu passer du temps sur le tournage et diriger l'équipe et les acteurs afin de rendre le film aussi proche de sa vraie expérience que possible.

127 Heures raconte la mésaventure du jeune alpiniste Aron Ralston (James Franco), qui, en 2003 - alors âgé de 27 ans - est resté bloqué pendant 127 heures, donc (soit environ six jours) dans un canyon au milieu du désert de l'Utah. Parti pour ce qui était censé être une tranquille randonnée de quelques heures (pour un habitué de l'escalade comme Ralston, le parcours qu'il avait choisi ce jour-là n'avait rien de difficile), il se retrouve dans un sérieux pétrin lorsque, quelques minutes seulement après le début de son périple, il provoque accidentellement la chute d'un rocher qui lui tombe dessus, lui broyant le bras droit et le maintenant coincé contre la paroi rocheuse. Après avoir tenté, en vain, de faire bouger l'énorme roc, Aron commence à réaliser que son séjour au fond de Blue John Canyon risque d'être bien plus long que prévu, et décide dès lors de faire tout ce qui est en son pouvoir pour s'en sortir...

Bien entendu, l'imprudent Aron, très sûr de lui, n'a prévenu personne de son itinéraire et sait que personne ne s'inquiétera de son absence avant des jours. Son sac à dos contient deux petits biscuits, une gourde d'un litre d'eau, quelques cordes et mousquetons d'escalade, ainsi qu'une caméra, un appareil photo, un walkman, une lampe frontale et un canif multi-fonctions de mauvaise qualité. Détail à première vue dérisoire mais qui aura une importance significative sur la suite des événements : Aron Ralston n'a pas emmené son couteau suisse, qui d'habitude ne le quitte jamais. Dès les premières minutes du film, un plan nous montre le canif abandonné dans un placard, et on se doute que Ralston finira par le regretter amèrement. Et pour cause : au bout de six jours de lente agonie quasiment sans eau ni nourriture, le jeune homme, désespéré et à court de ressources, ne trouve pas d'autre solution que de se couper le bras pour se libérer, à l'aide de la lame tordue et émoussée de son outil multi-fonctions made in China...

Comme dans Buried, que l'acteur Ryan Reynolds portait à bout de bras, 127 Heures doit énormément à l'immense talent de son interprète, James Franco. Jusqu'alors cantonné à des seconds rôles (Spiderman...) où à des films plutôt médiocres, voire des navets (Tristan & Iseult...), il illumine littéralement le film, lui conférant une bonne partie de son originalité. Car 127 Heures n'est pas un drame larmoyant où chaque seconde nous plonge toujours plus loin dans le désespoir. Au contraire, on rit souvent - même si un peu nerveusement - devant l'extraordinaire personnalité d'Aron, brillamment interprétée par Franco d'après les témoingnages du vrai Aron Ralston. Ce dernier, même dans les situations les plus critiques, parvient à faire preuve d'optimisme et d'humour. Quelques scènes du film deviennent ainsi de vrais moments de comédie noire, notamment celles où Aron monologue devant sa caméra, faible, affamé, en proie à des hallucinations, et pourtant le sourire aux lèvres...

À ce mélange de rire et de tension s'adapte parfaitement la mise en scène très personnelle de Danny Boyle. Comme à son habitude (Trainspotting, La Plage...) le réalisateur multiplie les effets visuels (split screens, couleurs éclatantes, plans surréalistes où la caméra est placée à l'intérieur d'une bouteille d'eau, ou encore à l'intérieur du bras que Ralston s'appête à couper...) et fait de ce huis-clos rocheux une oeuvre variée et haute en couleurs, loin d'un film comme Buried où la caméra ne quittait jamais le périmètre du cercueil. Dans 127 Heures, les séquences où Aron est prisonnier du rocher alternent avec quelques flash-backs, rêves ou hallucinations qui permettent de s'évader du fond du canyon, et qui rend l'isolement d'Aron encore plus palpable lorsqu'on finit, inévitablement, par y retourner. Ces divers univers ont  même été tournés avec plusieurs médias différents : pellicule 35mm, caméscope numérique et appareil photo.

La bande originale, signée A.R. Rahman, vient compléter cette mise en scène audacieuse avec des morceaux tout aussi originaux et déroutants. Pas de musique dramatique pour accompagner la lutte pour la survie d'Aron. Pas de violons tire-larmes lors des scènes les plus émouvantes. Tout le film est rythmé par des morceaux inattendus, hypnotisants et intenses, finalement bien plus efficaces que les traditionnelles musiques pleines de pathos et d'emphase que bien des cinéastes auraient choisies. Les accords nerveux et lancinants de la guitare électrique rendent les scènes terribles encore plus crues et insoutenables.

Le son a également été travaillé de façon inhabituelle, un procédé là encore très typique de Danny Boyle. Comme dans ses autres films, le cinéaste amplifie de façon démesurée tous les bruitages qui passent normalement inaperçus : le bruit de succion des lèvres d'Aron buvant à la gourde, le "cliquetis" des fourmis se promenant sur le matériel qu'il a disposé autour de lui, ou encore le son exagérément fort (âmes sensibles s'abstenir) des os de son bras qui claquent lorsqu'il est forcé de les casser pour pouvoir procéder à l'amputation. Par moments, l'usage du son devient même totalement irréel et symbolique ; ainsi, toujours dans la scène de l'amputation, lorsqu'Aron touche (puis sectionne) le nerf de son bras avec son couteau, on entend un bref son aigu, violent, désagréable, semblable à un son de buzzer ou à une décharge électrique, qui nous fait parfaitement ressentir l'intensité de la douleur physique.

Côté scénario, Danny Boyle tente de respecter autant que possible la vraie aventure vécue par Ralston, suivant à la lettre les conseils et les souvenirs de ce dernier (qui, en plus d'être présent sur le tournage, a accepté de montrer à l'équipe du film la totalité des photos et vidéos qu'il avait tournées alors qu'il était prisonnier du rocher). Le fait que 127 Heures soit le récit exact d'une histoire vraie donne une toute autre dimension au film. Si la scène d'amputation, notamment, avait été extraite d'une œuvre purement fictive, on l'aurait probablement beaucoup critiquée : trop longue, trop dérangeante, trop de sang, trop de gros plans, pas d'ellipse, trop de "gore juste pour faire du gore". Car en effet, Boyle aurait pu choisir de raccourcir la séquence, rendant le film moins  dur pour le spectateur...

...mais ç'aurait été ne pas respecter les faits réels et aller à l'encontre de ce qu'Aron Ralston exigeait : un film à la limite du documentaire, sans concessions, sans transformations. Par conséquent, l'horreur quasi-insoutenable de la scène prend tout son sens, et la violence paraît non plus gratuite, mais nécessaire. À aucun moment, on ne tombe dans le malsain ou la complaisance, dans le glauque ou dans le pathos. Il fallait cette séquence viscérale et longue (elle dure quatre ou cinq interminables minutes) pour comprendre tout ce que le jeune homme a vécu au fond de son canyon (et encore, dans la réalité, l'amputation dura plus d'une heure - estimons-nous heureux d'avoir été partiellement épargnés).

En tous cas, la fameuse scène semble avoir fait son effet, puisque plusieurs personnes se sont évanouies au cours des premières projections du film ! Moi-même, d'habitude pas trop impressionnée par le gore au cinéma, j'avoue avoir eu du mal à ne pas me cacher les yeux derrière mon écharpe. À ma gauche, au cinéma, un homme a gardé les yeux résolument fermés durant toute la scène ; d'autres spectateurs ont tout bonnement quitté la salle. Plus que la séquence en elle-même, c'est la pensée qu'elle s'est réellement passée qui est si perturbante. Tout au long du film, on ne peut qu'admirer le courage, la persévérance et la soif de vivre de Ralston.

127 Heures est donc un film à multiples facettes, à mi-chemin entre documentaire, drame et comédie, servi par un James Franco époustouflant, une photographie éclatante, une bande sonore aussi belle que terrifiante et un scénario (réel) des plus angoissants - avec, toutefois, une fin hautement libératrice (on partage complètement l'euphorie et l'épuisement d'Aron lorsqu'il sort enfin du canyon qui a failli être son tombeau). 127 Heures a plus que mérité la salve d'applaudissements qui a retenti dans la salle de cinéma où je suis allée voir le film... Courez-y, avec le cœur bien accroché !

PS : lecteurs qui n'avez pas encore vu le film, surtout, ne vous fiez pas à la bande-annonce, qui est inutilement tapageuse et ne correspond pas du tout à l'univers du film.

19 février 2011

Buried


Titre original : Buried
Réalisateur : Rodrigo Cortés
Avec : Ryan Reynolds et les voix de Robert Patterson, José Luis García Pérez...
Date de sortie : 2010
Pays : USA
Note : ♥♥♥

"I need one million dollars by nine o'clock tonight,
or I'll be left to die in this coffin."

Lorsque Rodrigo Cortés a commencé à présenter son projet aux studios de production, on lui a ri au nez. Un scénario qui ferait au mieux un court-métrage expérimental, disent-ils. Ou une vidéo à projeter en boucle dans un musée. Personne ne croyait que Buried deviendrait un jour un long-métrage à succès. Jusqu'à ce que Studio 27 finisse par accepter de produire le projet un peu fou de Cortés.

Quel est-il, alors, ce film dont tous se méfiaient ? Le pitch tient en quelques mots : un homme dans une boîte. Ou plus précisément le camionneur américain Paul Conroy (Ryan Reynolds), convoyeur pour l'armée en Irak, enterré vivant dans un grossier cercueil de bois par des terroristes qui comptent échanger sa libération contre la modique somme de 5 millions de dollars. Le pari de Cortés est assez révolutionnaire :  rester à l'intérieur du cercueil pendant la totalité du film, soit quelques 95 minutes. Du jamais vu au cinéma, le thème ayant été seulement effleuré par Quentin Tarantino dans le second volet de Kill Bill en 2004.

Le film suit Paul en temps réel, montrant ses tentatives désespérées pour se sortir de sa situation pour le moins délicate. À sa disposition : un téléphone portable laissé par ses ravisseurs afin de pouvoir entrer en contact avec lui, un couteau suisse mal affûté et divers instruments lui servant d'éclairage : une lampe de poche, des sticks lumineux et un briquet. Ces objets ont avant tout une utilité esthétique, puisqu'ils permettent de varier les effets de lumière, passant de la blancheur blafarde de la lampe à la flamme tremblotante du Zippo, ou encore au halo verdâtre des sticks lumineux. Cette trouvaille permet une grande diversité visuelle là où ce huis-clos claustrophobe aurait vite pu devenir ennuyeux et monotone.

Mais on ne s'ennuie pas une seconde dans Buried. Au-delà d'une belle photographie sombre et contrastée, Cortés réussit le tour de force d'instaurer une tension grandissante et un suspense quasi-insoutenable sans jamais quitter l'étroit périmètre du cercueil. En ce sens, l'efficacité du film est dûe en partie à l'interprétation de son seul acteur, Ryan Reynolds, étonnant de naturel et d'humanité (pas de comportement héroïque ici ; Paul Conroy est un père de famille ordinaire qui panique et qui pleure). Le spectateur se retrouve littéralement emporté sous terre avec lui et suit, cramponné à son siège, son combat pour la survie - tentatives infructueuses de briser le cercueil, appels téléphoniques aux autorités américaines, lutte contre un serpent qui s'est infiltré dans le cercueil, manque d'eau et d'oxygène...

Cortés parvient à captiver continuellement notre attention, maintenant le suspense pendant 95 minutes sans fléchir, filmant son acteur de façon aussi réaliste qu'angoissante (longs écrans noirs pendant lesquels on entend uniquement la respiration saccadée de Conroy...). On se retrouve ainsi tout aussi étouffé et claustrophobe que le héros, et on se prend à espérer autant que lui revoir la lumière du jour. L'immersion du spectateur est totale et éprouvante pour les nerfs.

Je ne vous révélerai pas ici la chute de l'histoire (ne gâchons pas le plaisir !), excellente et totalement inattendue, mais une fois le film terminé et le générique s'affichant à l'écran, je n'ai pas pu retenir une soudaine crise de larmes - non pas à cause de la tristesse de la fin (il m'en faut plus que ça) mais surtout à cause de l'énorme dose de tension accumulée durant une heure et demie qui se relâche enfin. Le dénouement, aussi tragique soit-il, survient comme une libération, un retour à l'air libre après 95 minutes d'apnée. [Eh oui, il m'arrive de pleurer au cinéma, finalement.]

En plus d'un scénario mené d'une main de maître (certains ont été jusqu'à comparer Rodrigo Cortés à Alfred Hitchcock !) et d'une interprétation convaincante (que ce soit Ryan Reynolds, seul acteur visible du film, ou la quinzaine de seconds rôles dont on n'entend que la voix à travers le portable de Paul), Buried est également une réflexion sur la guerre et sur tout un tas de questions actuelles : le conflit irakien, les innocents massacrés, les préjugés sur l'étranger, les familles détruites par la guerre... On retiendra quelques citations prononcés par le kidnappeur irakien (José Luis García Pérez), telles que "Je te terrorise, donc je suis un terroriste", ou encore, lorsque Paul  supplie ses ravisseurs de le laisser partir, prétendant n'être qu'un simple camionneur et non un soldat : "Al-Quaida, ce n'était pas moi ; le 11 septembre, ce n'était pas moi ; et pourtant les Américains ont tué toute ma famille."

Buried est donc un film dur et intense sur tous les plans, un vrai cauchemar pour nos pauvres nerfs mais néanmoins un thriller captivant au dénouement extraordinaire. À ne pas manquer !

22 janvier 2011

Born of Hope


Titre original : Born of Hope
Réalisatrice : Kate Madison
Avec : Christopher Dane, Beth Aynslay, Kate Madison, Danny George...
Date de sortie : 2009
Pays : Angleterre
Note : ♥♥♥♥♥

"You are Aragorn, Son of Arathorn, Chieftain of the Dúnedain and the Heir
of Isildur. But for now, Estel, you are simply our Hope."

Soyons clairs : Born of Hope détient un statut tout à fait à part dans l'industrie du cinéma et sur ce blog. Ce long-métrage d'un peu plus d'une heure est en effet ce qu'on appelle un fanfilm, soit un film (amateur) se basant sur un univers déjà existant. La vague des fanfilms est, à l'origine, lancée par ds fans de Star Wars qui, avides d'en voir toujours plus sur leur saga préférée, se mettent à la création de petits films situés dans l'univers des Jedi. Depuis quelques années, les fanfilms sont de plus en plus nombreux sur Internet (le seul moyen de diffusion possible puisque, rapport aux droits d'auteur, ces films ne peuvent ni être diffusés en salle ni vendus en DVD) et surtout, leur qualité augmente de façon spectaculaire.

Si de nombreux fanfilms sont relativement médiocres au niveau du jeu d'acteur, des décors, du scénario ou des effets spéciaux (rien de très étonnant considérant qu'ils sont réalisés avec un budget quasi-nul par des cinéastes amateurs), certains sont absolument éblouissants et leur qualité, professionnelle, dépasse de loin un certain nombre defilms diffusés à la télévision ou même sortis au cinéma. Born of Hope fait indéniablement partie des meilleurs fanfilms jamais réalisés.

La jeune réalisatrice Kate Madison, qui n'avait alors à son actif qu'un (excellent) court-métrage et un petit film fantastique amateur, se lance dans le projet en 2005. Après avoir vu et adoré la trilogie du Seigneur des Anneaux de Peter Jackson au cinéma, elle décide de réaliser un film visuellement très proche des trois films de Jackson (une grande ambition !), et trouve son inspiration en lisant les Appendices de la trilogie, écrits par Tolkien et qui développent un certain nombre de points vaguement évoqués dans Le Seigneur des Anneaux. Elle opte pour l'histoire des parents d'Aragorn, Arathorn et Gilraen, sur lesquels Tolkien écrit quelques petits paragraphes...

Après quelques années de gestation et un "test shoot" en 2006 afin de tâter le terrain, Kate Madison réunit une équipe de près de 100 personnes, entièrement bénévole et composée de professionnels (acteurs, artistes, techniciens, musiciens...). Elle dispose d'un budget extrêmement restreint : quelques milliers de livres seulement. Son intention est de parvenir, avec les moyens du bord, à recréer l'univers visuel de Peter Jackson de manière convaincante (effets spéciaux, créatures, costumes, décors...). Personne ne sait trop à quoi s'attendre, et les fans ayant eu vent du projet patientent jusqu'en décembre 2009 avant de pouvoir profiter de la diffusion gratuite sur Internet du film...

Dès les premières minutes, on sait que le film tiendra ses promesses. On a l'impression d'être devant un nouveau long-métrage de Peter Jackson, tant la qualité est extraordinaire. Tourné en numérique HD, Born of Hope bénéficie d'une image magnifique et d'une grande profondeur de champ. Les acteurs, inconnus mais professionnels, se débrouillent fort bien et à aucun moment, leur jeu ne paraît forcé ou artificiel (une première pour un film amateur, généralement mal joués !).

Les décors sont à la hauteur des somptueux paysages de Nouvelle-Zélande : entre scènes tournées en extérieur en Angleterre (village médiéval reconstitué, montagnes, forêts...) et paysages entièrement créés par ordinateur, on retrouve tout à fait l'ambiance de la trilogie de Jackson et de la Terre du Milieu. Les costumes sont sales et déchirés à souhait, ce qui leur confère une authenticité que même un certain nombre de "vrais" films ne parvient pas à atteindre. Les Orques, joués par des acteurs couverts de masques en latex et de vêtements et cottes de mailles en lambeaux, ressemblent à s'y méprendre à ceux que Weta Workshop avait créés pour les films originaux. Bref, à chaque minute, on s'émerveille de ce que l'équipe de Kate Madison est parvenue à accomplir avec à peine 3000 £ en poche...

Côté scénario, le niveau est tout aussi élevé. Pas évident, pourtant, de construire un film entier sur seulement quelques lignes écrites par Tolkien. Mais Kate Madison (qui est aussi scénariste de Born of Hope) réussit non seulement à captiver le spectateur, mais à faire de son film une sorte de thriller fantastique, avec une histoire riche en surprises et en rebondissements.

Le film raconte donc la vie du peuple Dúnedain, un peuple d'Humains habitant dans le Nord de la Terre du Milieu, et plus particulièrement la vie mouvementée d'Arathorn (Christopher Dane) et de Gilraen (Beth Aynsley), les futurs parents de l'un des héros du Seigneur des Anneaux, Aragorn. Ceux-ci sont menacés par le grand méchant Sauron, qui veut à tout prix détruire les Dúnedain (pour une raison bien précise, mais je n'en dis pas plus afin de ne pas vous spoiler tout le film) et envoie régulièrement ses Orques attaquer le village où ils sont installés... Voilà pour l'intrigue principale, cependant assez réductrice - car le film comporte plusieurs sous-intrigues qui font toute sa richesse.

Born of Hope comporte son lot d'action, de drame, de combats (admirablement chorégraphiés) mais aussi de romance, avec une sorte de triangle amoureux à sens unique entre Arathorn, Gilraen (qui deviendra sa femme) et la jeune Elgarain (jouée par la décidément très polyvalente Kate Madison), protégée d'Arathorn et folle amoureuse de lui. Une multitude de personnages secondaires viennent entourer les trois héros, tels Dirhael, le père réticent de Gilraen (Andrew McDonald), Dirhaborn, l'un des Rôdeurs au service d'Arathorn (Danny George) ou encore les deux fils d'Elrond, Elladan et Elrohir (Matt et Sam Kennard).

Certains de ces personnages sont tirés de l'oeuvre de Tolkien (Arathorn, Elgarain, Arador, Elladan et Elrohir...), et quelques-uns de ceux-ci étaient attendus de pied ferme par les fans, déçus de ne pas les avoir vus apparaître au cinéma dans Le Seigneur des Anneaux (comme les fils d'Elrond, adorés par les lecteurs de Tolkien, ou encore le Rôdeur Halbarad). D'autres ont été inventés par Kate Madison afin de donner de l'épaisseur au scénario (les écrits de Tolkien ne comportaient en effet que quelques personnages, et il aurait été quasiment impossible de construire un long-métrage sur trois ou quatre protagonistes seulement). Curieusement, les fans se montrent relativement compréhensifs face à ces libertés prises par la réalisatrice - eux qui sont d'habitude si critiques face au moindre changement.

Le film de Kate Madison est vite devenu une référence incontournable en matière de fanfilm, et a par la même occasion placé la barre très haut pour les futures productions à naître (ce qui est une très bonne chose, puisque depuis, les fanfilms ambitieux s'enchaînent - entre autres The Hunt for Gollum, un autre film basé sur les textes de Tolkien, tout aussi excellent). Avec deux millions de vues en quelques mois, un intérêt non négligeable de la part des médias et les prix remportés à divers festivals de fantasy, Born of Hope est la preuve que quelques milliers de dollars suffisent à créer un long-métrage de qualité professionnelle. Encouragée par son succès, Kate Madison travaille d'ores et déjà sur un nouveau film, situé cette fois dans le XVIII° siècle des... pirates !

Born of Hope est donc un excellent film fantastique, dans lequel on ressent à chaque plan l'amour que l'équipe a apporté à sa réalisation. Scénario, acteurs, décors, costumes ou effets spéciaux : pas un seul défaut ne vient nuire à la totale crédibilité du film, qui est entré dans l'esprit des fans de Tolkien au même titre que la trilogie de Peter Jackson.

[Pour visionner le film gratuitement : clic ici. Vous pouvez voir le film avec des sous-titres français, créés par... moi-même. Hé oui, j'ai eu la chance d'apporter ma (toute petite) pierre à l'édifice !]

9 janvier 2011

Soul Kitchen


Titre original : Soul Kitchen
Réalisateur : Fatih Akin
Avec : Adam Bousdoukos, Demir Gökgöl, Moritz Bleibtreu, Wotan Milke Möhring...
Date de sortie : 2009
Pays : Allemagne
Note : ♥♥♥♥

"Mir schmeckt mein Essen auch nicht... Aber den Leuten schmeckt's."

[Critique courte, car écrite dans le cadre de ma candidature au Filmfestival de Berlin 2011.]

Rien ne va plus pour Zinos Kazantsakis (Adam Bousdoukos). Propriétaire d'un restaurant tout sauf gastronomique à Hamburg, il voit les ennuis s'accumuler. Sa compagne Nadine (Pheline Roggan) le délaisse pour aller s'installer en Chine. Le nouveau cuisinier qu'il a recruté (Birol Ünel) fait fuir la clientèle avec ses plats trop sophistiqués. Sokrates (Demir Gökgöl), le vieil homme installé dans son garage n'a pas de quoi payer son loyer. Son frère Illias (Moritz Bleibtreu), tout juste sorti de prison, interfère dans ses affaires commerciales et va jusqu'à vendre son restaurant à un entrepreneur peu scrupuleux (Wotan Milke Möhring)... Bref, Zinos en a plein le dos - littéralement, puisque pour couronner le tout, une hernie discale le rend quasiment incapable de se tenir debout.

Tel est le point de départ de Soul Kitchen, première comédie du réalisateur allemand Fatih Akin, dans laquelle on retrouve à la fois quelques-uns de ses acteurs fétiches (Birol Ünel, Moritz Bleibtreu...) et une flopée de nouveaux venus aussi drôles qu'attachants. À travers la vie mouvementée du jeune Zinos et de son restaurant "Soul Kitchen", Akin nous présente une Allemagne multiculurelle, chacun des personnages principaux ayant des racines étrangères (Zinos et Illias sont d'origine grecque, le cuisinier Shayn est turc...).

Il parvient avec habileté à éviter l'humour lié aux clichés culturels : au début du film, le restaurant sert des plats tellement basiques qu'on les trouve habituellement dans les Imbiss ; les personnages utilisent un jargon de jeunes allemands... En dehors de leur nom, rien ne laisse penser qu'ils sont d'origine étrangère. Les rares allemands présents dans Soul Kitchen ne sont pas les plus sympathiques et les plus honnêtes - à la fin, Illias le Grec se retrouve d'ailleurs en prison avec Neumann, l'allemand au faciès on ne peut plus typique.

Ce film drôle et émouvant (sans jamais tomber dans le sentimentalisme), principalement fondé sur la personnalité de ses personnages et situations hétéroclites, surprend de la part de Fatih Akin, plus habitué aux drames sociaux. Soul Kitchen est un film sans prétention qui remplit parfaitement son rôle : celui d'une comédie légère mais pas trop, qui véhicule une bonne humeur communicative, doublée d'un portrait "multi-kulti" de l'Allemagne d'aujourd'hui.