Dossier ► Maya Deren


Étude d'un film expérimental
Maya Deren - Meshes of the Afternoon (1943)
Par Lili Canal

Présentation de l'artiste

Maya Deren est une cinéaste expérimentale américaine devenue célèbre dans les années 1940 pour ses films avant-gardistes. L’une des premières femmes réalisatrices, elle est également danseuse, chorégraphe, poète et photographe. Elle a réalisé dix courts-métrages, dont deux laissés inachevés, et un film de 58 minutes.

Deren,  de son vrai nom Eleanora Derenkowsky, est née en 1913 à Kiev, en Ukraine, et décédée en 1961 à New York, USA. En 1922, ses parents, issus d’une famille plutôt aisée, déménagent à New York et raccourcissent leur nom de famille en « Deren ». Six ans plus tard, Eleanora obtient la nationalité américaine ; elle quitte cependant les États-Unis en 1930 pour aller faire ses études à Genève en Suisse, à l’école de la Ligue des Nations.

En 1933, Deren revient à New York, où elle commence des études à l’université de Syracuse. Dans le même temps, elle devient membre actif de la Ligue des jeunes socialistes (Young People’s Socialist League) ; elle y rencontre Gregory Bardacke, qui deviendra son premier époux alors qu’elle n’a que 18 ans. Tous deux emménagent à New York et s’engagent dans divers mouvements et actions socialistes. Mais peu de temps après avoir été diplômée de l’université de New York, Deren se sépare de Bardacke, et leur divorce est prononcé en 1939.

Deren poursuit ses études à la Nouvelle école de recherche sociale (New School for Social Research), puis obtient un Master en littérature anglaise à Smith College. Le sujet de sa thèse est « L’influence du mouvement symboliste français sur la poésie anglo-américaine ». Elle commence ensuite à travailler en tant qu’assistante de rédaction et photographe free-lance. En 1941, elle écrit un livre pour enfants sur le thème de la danse, et le présente à la chorégraphe Katherine Dunham, dont elle deviendra plus tard la secrétaire personnelle. Lors d’une tournée à travers les États-Unis, la Dunham Dance Company s’arrête à Los Angeles et Deren est amenée à travailler plusieurs mois à Hollywood. C’est là qu’elle rencontre Alexandr Hackenschmied (par la suite appelé Alexander Hamid), un théoricien, photographe et caméraman renommé d’origine tchèque qu’elle épouse en 1942. Hackenschmied avait quitté son pays natal suite à l’avancée d’Hitler en 1938.

Après son mariage avec Alexander Hamid, Deren dépense une partie de l’héritage laissé par son père pour acheter, d’occasion, une caméra Bolex 16mm. C’est avec cette dernière qu’elle tourne en 1943 son film le plus célèbre, Meshes of the Afternoon, à Los Angeles, en collaboration avec Hamid. Le film est bientôt reconnu comme une œuvre avant-gardiste du cinéma américain. Dans le même temps, Eleanora change son prénom en Maya ; le prénom fait référence à la mère de Boudhha, et aussi  -détail intéressant au vu de l’œuvre de Deren – au concept de la nature illusoire de la réalité dans la religion dharmique.

Toujours en 1943, Maya Deren entreprend de tourner avec Marcel Duchamp un film appelé The Witche’s Cradle (Le Berceau de la Sorcière), qui ne fut jamais achevé. Un an plus tard, elle retourne à New York, où son cercle de relations inclut Duchamp, André Breton, John Cage ou encore l’écrivain Anaïs Nin. Dans les deux années qui suivent, Deren réalise plusieurs films expérimentaux muets, dont At Land (1944), A Study in Choreography for the Camera (1945), coécrit avec le danseur afro-américain Talley Beatty et démontrant ainsi la position résolument anti-ségrégationniste de Deren, et Ritual in Transfigured Time (1946), dans lequel elle exprime la peur du rejet et la liberté d’expression occasionnée par la danse rituelle.

Images de Meditation on Violence, At Land et A Study in Choreography for the camera. La danse et l'expression corporelle sont au centre de l’œuvre de Maya Deren.

En 1947, elle obtient le prestigieux partenariat Guggenheim pour l’ensemble de son travail cinématographique, et Meshes of the Afternoon remporte le Grand Prix du film expérimental 16mm au festival de Cannes. En 1948, elle réalise Meditation on Violence, où elle filme le danseur Chao-Li Chi dans une chorégraphie aux airs d’arts martiaux, mêlant beauté et violence.

Maya Deren réalise, écrit, monte, produit, joue dans et distribue tous ses propres films ; elle en fait la promotion en présentant des conférences et des projections aux États-Unis, au Canada et à Cuba. Ses conférences ont pour thématiques la théorie du cinéma, ainsi que, plus surprenant, le vaudou - en effet, Deren a longtemps été intéressée par le vaudou haïtien, et a écrit un grand nombre d’articles sur la possession et les transes dans la danse, et a passé plusieurs mois à Haïti pour filmer, mais aussi participer à des rituels religieux.

Dans les années 1940 et 1950, Deren critique fortement l’industrie cinématographique hollywoodienne pour le monopole que celle-ci instaure sur l’économie du cinéma américain. Elle déclare : « Je fais mes films avec le même budget que celui qu’Hollywood dépense en rouge à lèvres », et affirme que le système hollywoodien est un obstacle majeur au développement du cinéma comme réelle forme artistique et créative. Durant sa carrière, Deren s’oppose radicalement aux méthodes et habitudes du cinéma commercial à gros budget.

En 1952, Deren se marie pour la troisième fois, avec le musicien Teiji Itō qui composera la musique de plusieurs de ses films – dont la version sonorisée de Meshes of the Afternoon en 1959, à l’origine un film muet.

En 1953, Maya Deren regroupe ses connaissances et sa fascination pour le vaudou dans son film Divine Horsemen : The Living Gods of Haiti. Le film, monté par Joseph Campbell, est considéré comme l’une des principales sources d’information sur le sujet. Les notes écrites, photographies et enregistrements audio réalisés par Deren sont tous conservés à Boston, et une partie des enregistrements est publiée sous le nom de Voices of Haiti.

En 1958, elle collabore avec la Metropolitan Opera Ballet School et le chorégraphe Anthony Tudor pour créer son film The Very Eye of Night.

Maya Deren meurt en 1961, d’une hémorragie cérébrale massive occasionnée par une malnutrition extrême. Elle était également très affaiblie par les amphétamines qu’elle prenait régulièrement depuis qu’elle avait commencé à travailler pour la chorégraphe Katherine Dunham en 1941. Au moment de sa mort, Deren mélangeait amphétamines et somnifère à une forte dose quotidienne.

Maya Deren demeure encore aujourd’hui une figure majeure d’un nouveau cinéma américain, expérimental et underground. En 1986, l’American Film Institute crée le Prix Maya Deren, qui récompense les jeunes réalisateurs indépendants. Plusieurs livres et documentaires étudient le travail de Deren, et un certain nombre de ses courts-métrages ont été redistribués dans des festivals de cinéma avec une bande sonore nouvelle, créée par des artistes contemporains (les groupes de musique Subterraneans et Mão Morta). Le cinéma de Deren a influencé bien des cinéastes contemporains, le plus marquant étant peut-être le réalisateur américain David Lynch, dont le travail sur la déconstruction de la narration et le brouillage des frontières entre rêve et réalité fait indéniablement référence à l’œuvre de Maya Deren.


Étude de Meshes of the Afternoon

Note : toutes les images de ce chapitre, sauf mention contraire, sont des captures d’écran du film Meshes of the Afternoon.

Meshes of the Afternoon (ci-après simplement intitulé Meshes) est un film expérimental réalisé par Maya Deren et Alexander Hamid, d’une durée de 13:29 minutes, en noir et blanc, tourné en 16mm avec une vieille caméra Bolex à Hollywood (Los Angeles). Le film, insonorisé à l’origine, a bénéficié en 1959 d’une bande-son ajoutée composée par le musicien Teiji Itō, troisième mari de Maya Deren. La musique d’Itō est largement influencée par la musique classique japonaise.

Meshes est né du désir de Deren et Hamid de créer une œuvre avant-gardiste et personnelle traitant de problèmes psychologiques dévastateurs, dans la lignée des films surréalistes français des années 1920, tels Un Chien Andalou (1929) ou L’Âge d’Or (1930) de Luis Buñuel et Salvador Dalí. Toutefois, sur le plan de la forme, les deux artistes réfutent bien des aspects du mouvement surréaliste, notamment le procédé de l’écriture automatique ; selon Deren, tout doit être conscient et calculé à l’avance, et pas improvisé spontanément. Meshes est par conséquent un film au scénario extrêmement travaillé et développé.

Deren et Hamid écrivent, réalisent et jouent eux-mêmes dans le film. Bien que Maya Deren soit souvent créditée comme la principale créatrice de l’œuvre, le cinéaste Stan Brakhage, qui fréquentait le couple, écrit dans son livre Film at Wit's End (1991) que Meshes serait en réalité en grande partie l’œuvre d’Alexander Hamid, et que leur mariage aurait commencé à se détériorer lorsque ce dernier s’est rendu compte que c’est son épouse qui recevait tous les honneurs.

Au début des années 1970, le critique de cinéma américan J. Hoberman déclare que Meshes of the Afternoon est une réflexion sur le film noir ; Maya Deren, elle, annonce : « Le film se préoccupe des expériences intérieures vécues par un individu. Il ne montre pas un événement qui pourrait être vu par d’autres personnes ; il reproduit la façon dont le subconscient d’un individu va développer, interpréter et élaborer un incident en apparence simple et banal pour en faire une expérience émotionnelle décisive. » (Maya Deren, extrait du DVD Maya Deren : Experimental Films 1943–58).

Le film, construit sur un système de tiroirs et un certain nombre de symboles récurrents que nous étudierons plus précisément par la suite, repose sur une confusion permanente entre la réalité et le rêve. Il déjoue la logique linéaire d’une façon typique du cinéma expérimental, et brouille continuellement les pistes. Par ailleurs, Meshes introduit l’auto-représentation de la femme au cinéma ; ici, elle est à la fois créatrice et actrice. Maya Deren s’impose comme objet et sujet de son film, le film est raconté du point de vue de son personnage ; cette omniprésence de l’artiste marque une véritable révolution dans l’histoire du cinéma, où la femme était jusqu’à présent mise en scène par un homme, et reléguée à un rôle passif de mère, d’épouse, de maîtresse…


1. De la réalité au rêve ; du rêve à la réalité ? 

Comme nous l’avons évoqué ci-dessus, Meshes of the Afternoon joue sur la confusion entre rêve et réalité. Deren et Hamid utilisent un certain nombre de procédés pour manifester ce passage d’un état à un autre, mais brouillent les pistes de telle manière que le spectateur ne sache plus s’il se trouve dans le réel ou non.

Le premier plan du film sème d’ores et déjà la confusion ; sur le sol d’une route ensoleillée, une grande fleur est déposée par un bras d’une longueur inhumaine, monstrueuse, inquiétante. Sommes-nous dans la réalité ou dans une sorte d’univers surréaliste, onirique ? La suite laisse le spectateur pencher pour la première solution : une femme, simplement vêtue d’un pantalon ample et d’un haut serré, ramasse la fleur sur son chemin, et rentre dans ce qui semble être sa propre maison. À l’intérieur de celle-ci, la caméra s’attarde sur divers objets, qui auront une importance capitale pour la suite du film ; un combiné de téléphone décroché, un couteau planté dans un pain, un tourne-disque… Après avoir mis ce dernier en route, le personnage de Maya Deren s’assoit dans un fauteuil du salon et ferme doucement les yeux. Un insert sur l’œil de la femme, ouvert puis fermé, indique, de façon typique au cinéma, le passage à un état de sommeil – et donc de rêve. La dernière chose qu’aperçoit la femme avant de s’endormir est la route ensoleillée, calme et déserte. À la manière dont est filmée la scène, on se doute que les prochaines images diffusées à l’écran appartiendront à un autre niveau de réalité.

Un bras artificiel et un gros plan sur l’œil de la femme indiquent l'intrusion d'un monde onirique.

La prochaine scène appartient en effet davantage au domaine du rêve, ou tout du moins de l’irréel. Sur la même route, marche une silhouette vêtue d’amples vêtements noirs, asexuée, mystérieuse, indéfinie, qui fait immédiatement écho à une scène aperçue par le personnage avant l’entrée dans le rêve : celle d’un homme en costume noir, de dos, évoluant le long de cette même route. 

 À gauche, l’homme vu par la femme dans la « réalité ». À droite, la première scène du « rêve », où l’homme a été remplacé par une silhouette androgyne.

Au moment même où apparaît l’énigmatique silhouette, l’évolution d’un état d’éveil à celui du rêve est également marquée par le son, la musique (quasi-omniprésente depuis le début du film) passant du cliquetis léger et mélodieux d’une guitare à une partition de chœurs inquiétants, de percussions saccadées et de sons aigus et stridents. Que ce soit par les images ou par le son, on constate que le quotidien est devenu effrayant ; la banalité est désormais source d’angoisse et d’incertitude. En témoigne le plan où l’on croit être sur le point de connaître l’identité de l’inconnu(e?) en noir ; il se retourne vers la caméra, mais au lieu d’apercevoir son visage, stupeur, nous ne voyons qu’un miroir, reflétant le décor des palmiers bordant la route. Le personnage (en réalité un homme, puisque joué par Alexander Hamid lui-même) tient dans sa main la fleur, cette même fleur ramassée par Maya Deren au début du film. Dans la séquence suivante, l’impression de rêve est encore renforcée ; la femme, soudain dans la rue et tentant de poursuivre le mystérieux individu, court à grands enjambées sans pour autant parvenir à rattraper ce dernier. Or, nous avons tous, en rêve, vécu ce genre de situation angoissante où nous avons beau courir, nos pas ne nous transportent pas…

Dans le rêve, une silhouette sans visage apparaît lorsque le visage de la femme est enfin révélé...

Il est intéressant de noter que ce n’est qu’à ce moment du film que nous apercevons enfin le visage du personnage principal. Jusqu’à présent, Maya Deren n’était filmée qu’en ombres chinoises, se découpant sur le sol ou les murs ; paradoxalement, c’est dans la partie supposée être un rêve que sa véritable identité est dévoilée. Au même moment, on se rend compte de la structure en boucle du film ; Deren reproduit exactement le même comportement que dans la première scène, montant encore une fois les escaliers menant à sa maison.

Le film est construit sur un procédé de tiroirs, de mise en abîme perpétuelle, de narration circulaire. Les objets (le couteau, la clé, le tourne-disque, la fleur…) reviennent de façon continue, dans des situations semblables mais légèrement altérées ; chacun de ces objets, nous le remarquons rapidement, est pourvu d’une symbolique propre. La clé représente typiquement le passage d’un univers, d’un monde, d’un niveau à un autre ; ici, entre rêve et réel. Le couteau, lui, rappelle immédiatement le danger, le crime. Le personnage de la femme, semble-t-i, perd progressivement pied à mesure que ces objets du quotidien deviennent de plus en plus effrayants pour elle. La remarque de Maya Deren, « Interpréter et élaborer un incident en apparence simple et banal pour en faire une expérience émotionnelle décisive », s’applique ici à la lettre. En guise d’incident, nous avons la trouvaille d’une fleur sur la route, et la silhouette d’un passant en costume noir, disparaissant au détour d’un virage ; dans le rêve, la femme est hantée par ces événements banals et se crée un monde d’inquiétude, de persécution et de terreur. Le titre du film exprime bien ce mélange psychologique, ce puzzle d’éléments du réel intégrés dans un rêve qui les détourne et les interprète : Meshes of the Afternoon se traduit par Mailles d’un après-midi. Le terme de mailles rappelle évidemment le filet ; et c’est bien dans un filet qu’est prisonnière la femme, le filet de son subconscient dont elle ne parvient pas à s’échapper, tournant en rond dans un univers cauchemardesque.

Sur le plan cinématographique, la photographie du film joue sur des procédés de dématérialisation du réel :
- Des ralentis où le personnage semble flotter, à l’image de la scène où Deren gravit les marches de sa maison comme en apesanteur
- Une caméra très mobile, comme dans la scène où Deren chute dans les escaliers ; la encore, la gravité terrestre semble ne pas exister, et le décor est agité d’un étrange roulis qui déstructure entièrement l’espace
- Un jeu d’ombres et de lumière très contrastées, où les personnages tout en noir évoluent dans des décors inondés de soleil blafard ; on ne peut que penser aux surréalistes et aux expressionnistes des décennies précédentes.

Le jeu d’acteur, en revanche, n’a plus rien à voir avec celui des films muets d’avant 1930 ; les performances de Maya Deren et d’Alexander Hamid sont tout en subtilité et en retenue, expressives mais statiques. Tout passe par le regard, à l’opposé du jeu outrancier des personnages du muet, ce qui souligne encore une fois la volonté de Deren de faire un film sur la psychologie de ses personnages. Le maquillage lui aussi est sobre, discret, ce qui confère à Deren et Hamid une modernité déconcertante pour l’époque.

Dans le dernier tiers du film, le rêve semble prendre fin alors que le personnage de Maya Deren, dans une situation critique (faisant face à son double armé du couteau – nous reviendrons sur la duplicité du personnage ci-dessous), ouvre brutalement les yeux et se retrouve face à face avec un homme, avec un visage cette fois, qui la regarde comme s’il s’étonnait de sa réaction paniquée. Force est de penser au réveil, au retour à la réalité.

Après d’effrayantes déambulations oniriques, la femme semble se réveiller…

La première réaction de Deren est la peur ; puis, dans ce qui paraît être un retour à la conscience et au quotidien, elle suit l’homme (supposément son conjoint) au premier étage de la maison. Les objets de son rêve sont toujours en place dans la maison, ayant repris leur position et fonction première.

La trêve, cependant, est de courte durée ; bientôt, le spectateur n’est plus sûr de rien, alors que la fleur posée aux côtés de Maya Deren se transforme brusquement en couteau et que Deren se sert de ce dernier pour fracasser ce qui s’avère être… un miroir, le miroir tenant lieu de visage à l’individu mystérieux de son rêve. Sommes-nous dans la réalité ? N’avons-nous jamais quitté le rêve ? N’avons-nous même jamais aperçu la réalité ? Les frontières se brouillent. Les éclats du miroir détruit tombent dans la mer, un nouveau décor qui n’a plus rien à voir avec celui de la maison. L’unité spatiale du film est soudain remise en question, et avec, toute appartenance à une réalité quelconque.

 Un décor totalement étranger est introduit à la fin du film : la mer.

La dernière scène ne résout pas nos incertitudes, bien au contraire ; dans une énième reproduction de la même scène, nous voyons l’homme, cette fois, gravir les marches du perron de la maison. Il ramasse la fleur, abandonnée par terre, et pousse la porte ; sur le sol du salon gisent des éclats de miroir, et la caméra ne tarde pas à dévoiler l’image finale de Meshes of the Afternoon : la femme, toujours assise dans son fauteuil, couverte de morceaux de miroirs et la gorge tranchée. Morte. Le film s’achève sur un fondu au noir, sur un gros plan de Maya Deren, un sillon de sang au coin de la bouche et les yeux grands ouverts… Sommes-nous toujours dans un rêve ? La femme s’est-elle donné la mort en confondant rêve et réalité ? Nous n’en sommes pas certains... Le doute demeure.

 La fin de Meshes : le personnage de Deren s’est (ou du moins croit-on) donné la mort…


2. L'image de la femme dans Meshes : dualité et transgenre 

Dans le rêve, ou du moins la prétendue séquence de rêve de Meshes of the Afternoon, il ne faut pas longtemps avant que le personnage de Maya Deren ne se dédouble. La première occurrence de cette dualité a lieu dès les premières minutes du « rêve », lorsque Deren aperçoit, postée au premier étage de la maison, sa propre personne assise dans le fauteuil du salon. La Maya Deren endormie (peut-on dire la « vraie » Maya Deren, par opposition à des projections d’elle-même par son inconscient ?) est filmée en forte plongée, vulnérable, exposée aux éléments fabriqués par son sommeil. Dès lors, c’est la seconde Deren, bien réveillée, qui agit (et subit) les événements du film. C’est elle qui se lance en permanence aux trousses de l’individu masqué.

C’est ce même double, peut-on supposer, qui va plus tard se retrouver confronté à de nouveaux doubles ; le personnage féminin entre alors en conflit avec ses différents soi-même. Les Maya Deren qui accueillent la femme à leur table n’ont rien d’amical, et paraissent au contraire plutôt dominatrices et menaçantes. Toutes trois semblent se livrer à une sorte d’étrange défi, saisissant à tour de rôle la clé posée au milieu de la table, cette dernière soudainement remplacée par le couteau lorsque la « vraie » Deren s’en empare. Si la clé est le moyen de passer d’un niveau de réalité à un autre (et donc permet de sortir de la spirale du rêve), les trois femmes se battent-elles pour l’obtenir ? Étant donné que Maya Deren a toujours déclaré s’intéresser à la psychologie et aux troubles mentaux, nous pouvons supposer que ces trois femmes identiques représentent trois facettes de la personnalité du personnage, dont une seule réussira à s’échapper du rêve et à empiéter sur la réalité…

Maya Deren se dédouble à l’écran à l’aide de caches.

Mais dans Meshes, la femme n’est pas seulement en conflit avec elle-même et ses différents soi. Elle est aussi, et peut-être surtout, en conflit avec l’homme. Dans la scène de pseudo-retour au réel, lorsque Deren et Hamid sont allongés dans le lit du premier étage, la fleur posée à côté de l’oreiller de Deren est subitement remplacée par le couteau. Symboliquement, c’est l’amour et la tendresse qui est remplacé par le danger et la mort. Avec le couteau, Maya Deren brise le miroir couvrant la face de l’homme, soudain redevenu le mystérieux étranger sans visage aperçu dans le rêve. Est-ce encore un rêve qui amène la femme à casser le miroir, où la paranoïa et la peur l’ont-elles poussée à lever l’arme contre son compagnon bien réel ? Force est également de se demander ce que détruit Deren en brisant ce miroir ; l’individu masqué, l’homme qui se cache derrière, ou bien elle-même ? Car un miroir, avant tout, c’est un reflet, le reflet de soi-même…

 Rêve et réalité se mélangent encore une fois : Deren jette-t-elle le couteau au visage de son compagnon, ou contre le miroir de l’inconnu ?

Il est nécessaire de s’attarder quelque temps sur la figure de cet homme, justement ; cet homme qui ne se dévoile physiquement qu’à la fin du film, mais qui est présent dès le tout début sous la forme de la silhouette noire (d’abord très brièvement en costume, puis dans une large robe rappelant la burqa des femmes du Moyen-Orient). Cette silhouette est à la fois un sujet de terreur et de convoitise pour le personnage de Maya Deren. Elle le fuit, et pourtant elle le poursuit perpétuellement, s’acharnant à lui courir après alors que ses jambes ne la portent pas. L’aspect totalement féminin de la silhouette au miroir introduit le concept de transgenre au cinéma, qui n’avait jamais été abordé auparavant.

Pendant tout le film, nous l’avons vu, l’homme porte un miroir à la place du visage ; ainsi, le seul élément permettant d’identifier son sexe à coup sûr est dissimulé. Et si le spectateur renseigné sait, lui, que c’est Alexander Hamid qui se cache sous ces vêtements féminins, rien dans le film ne permet de le savoir. On peut dès lors s’interroger sur le rôle de cette présence asexuée, ou bisexuée, c’est selon ; est-ce une projection du subconscient de la femme, son interprétation bien personnelle de son compagnon de la vie réelle ? Des pulsions de frayeur et de destruction enfouies remontent-elles à la surface lorsque Deren brise le miroir/poignarde l’homme ? Ou bien cette silhouette au miroir n’est-elle qu’un nouveau double du personnage féminin, qui, en regardant dans le miroir, ne verra que son propre visage ?

Quoi qu’il en soit, la scène où le personnage de Deren casse le miroir en mille morceaux est parlante et révélatrice sur le rôle de la femme dans Meshes : c’est elle qui agit, elle qui décide de détruire la présence étrangère/masculine. La femme a le rôle central dans le film, et contrairement au cinéma « traditionnel » de cette époque, n’a absolument pas un rôle d’objet passif. Les rôles sont même inversés, puisque c’est l’homme, ici, qui tient le rôle du tendre époux/compagnon, subordonné à la femme. Le seul moment où l’homme est réellement puissant, c’est lorsqu’il est vêtu de la robe… La tendance féministe du film devient alors assez claire : dans Meshes, ce sont les femmes, à la féminité révélée ou suggérée, qui mènent la danse.


Conclusion 

Meshes of the Afternoon est donc un film avant-gardiste, audacieux et largement en avance sur son temps par bien des aspects ; écrit et réalisé par l’une des premières femmes réalisatrices de l’époque, il laisse aussi la part belle à la gent féminine, avec le tout premier personnage de l’histoire du cinéma qui cesse d’être un objet de beauté et de désir pour devenir sujet du film, sujet par lequel le spectateur vit le film, sujet dont on partage la psychologie et le point de vue. Au niveau photographique, Meshes n’est pas en reste, et présente plusieurs techniques novatrices, telles la déconstruction de l’espace et l’abolition de la pesanteur par des procédés de rotation de la caméra, ou encore le système de caches qui permet de masquer une partie de l’image et ainsi superposer deux images différentes, amenant la possibilité de dupliquer l’actrice au sein d’une même scène. Maya Deren se nourrit du cinéma de son temps pour le moderniser et faire de Meshes une œuvre révolutionnaire, tant sur la forme que sur le fond.

Film expérimental à la narration déstructurée mais indéniablement présente, scénario écrit avec soin et minutieusement préparé, acteurs d’une expressivité sobre jamais vue auparavant, féminisme revendiqué et introduction de la question du genre au cinéma… Meshes of the Afternoon est et demeure une référence dans l’histoire du cinéma expérimental, et du cinéma en général.


Bibliographie

Ouvrages écrits
• Divine Horsemen : The Living Gods of Haiti, de Maya Deren, 1958
• The Legend of Maya Deren, Volume 1, de C. Neiman, V. Clark, M. Hudson et F. Bailey, 1988
• Film at Wit’s End, de Stan Brakhage, 1991
• Maya Deren and the American Avantgarde, de Bill Nichols, 2001
Le Cinéma Visionnaire : L’avant-garde américaine 1943-2000, de P. Adams Sitney, 2002
L’avant-garde au cinéma, de François Albera, 2005
• Défaire le genre, de Judith Butler, 2006
• Femmes artistes, artistes femmes, de Catherine Gonnard et Elizabeth Lebovici, 2007

Films
• Meshes of the Afternoon, de Maya Deren, 1943
• At Land, de Maya Deren, 1944
• A Study in Choreography for the Camera, de Maya Deren, 1945
• Ritual in Transfigured Time, de Maya Deren, 1946
• Meditation on Violence, de Maya Deren, 1948
• In the Mirror of Maya Deren, documentaire de Martina Kudlacek, 2002

Sites Internet
www.youtube.com pour les courts-métrages de Maya Deren
www.wikipedia.org pour certains éléments biographiques de la vie de Maya Deren
www.imdb.com pour certains détails cinématographiques de l’œuvre de Maya Deren
www.zeitgeistfilms.com pour le dossier de presse, disponible en format PDF, de In the Mirror of Maya Deren de Martina Kudlacek
www.google.com pour la photo couleur de Maya Deren

1 commentaire:

  1. le film traite du phénomène sociologique de la drogue. La fleur, objet récurrent au long des scènes, est celle du PAVOT SOMNIFERE !! Des "dispositions Nixon" verrouillent encore aujourd'hui l'apologie de la drogue en cours depuis la 2de gm jusqu'à la fin ce celle du Vietnam mais pour un minimum de justification à notre monde dit "libre", des indices passent... Le film de Maya Deren en est un...

    https://www.facebook.com/socio.anthology

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